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Chapitre 2 - la visite au propriétaire, rue Gioffredo


Le lendemain de l'enterrement, au premier chant du coq de la ferme de Gio Batta, Francesco fut soulagé. Enfin le jour. Il avait passé une très mauvaise nuit. Il faisait trop chaud. Dans ses courts sommes agités de cauchemars, Francesco croyait entendre la respiration sifflante de son père qui s'étouffait et l'appelait à l'aide. En fait c'était les ronflements de Giuseppe dont il partageait la chambre. A chaque fois, réveillé, trempé de sueur, il ne pouvait s'empêcher de repenser à cette rude discussion avec son ainé.
Travailler sous ses ordres, jamais !

A pas feutrés pour ne pas réveiller les autres, il descendit doucement l'escalier. Arrivé au rez-de-chaussée, l'image des pénitents gris qui emportaient le cercueil et de ce dernier adieu à son père lui étreignit le cœur. Il avait tant besoin de lui, de son soutien, de sa bienveillance. A sa droite, par la porte entrebâillée de la grande salle, il vit que sa mère avait déjà tout remis en ordre, lavé et ouvert grand les fenêtres. Ça le rassura un peu. Sa mère, complètement perdue depuis la mort du père, avait repris ses esprits. Courage, il fallait en faire autant. Il ouvrit la porte de la cuisine.
Sa mère s'activait devant la cuisinière à bois pour faire réchauffer la soupe. Elle ne l'avait pas entendu. Doucement, il posa sa main sur son épaule.

“Tu as réussi à dormir ?
— Oui. J'ai cru qu'il était encore à côté de moi ! C'est Constance qui a dû mal dormir ! Avec cette chaleur, je me suis blottie contre elle toute la nuit.”

Justement, Constance revenait. Lavée, habillée, elle était prête à partir au travail.

François et sa mère devaient aussi descendre en ville pour rendre visite au Signor Amoretti. Ils auraient volontiers fait le chemin avec Costenza mais il fallait préparer Battiste et le confier à Gio Bata qui avait proposé de le garder à la ferme. Onorato, lui, allait se présenter à l'embauche des journaliers du Var. Quant à Giuseppe, il resterait là mais ne garderait pas volontiers Battiste :

Ils se dépêchèrent donc de réveiller Battiste et quittèrent la maison, avant que Giuseppe ne se lève, pour éviter toute discussion.

Giuseppe était jaloux de l'intérêt d' Amoretti pour Francesco. Il n'aimait pas ce Signor, leur propriétaire depuis qu'ils avaient emménagé comme métayers de cette propriété, depuis trois ans. Pourquoi avait-il demandé à Francesco de venir le voir avec sa mère ? C'était lui, l'aîné, avec qui il fallait discuter maintenant.

Comme beaucoup de bourgeois niçois, le signor Amoretti habitait au centre de Nice, rue Gioffredo, près de la Place Masséna et louait sa campagne à des métayers en échange d'une partie de la récolte. De son deuxième mariage, était née une fille, Françoise qu'il chérissait tendrement.

Il aimait visiter souvent sa campagne et emmenait sa fille unique Marie-Françoise. Pendant que Amoretti faisait le tour de la propriété avec son métayer, sa fille retrouvait avec plaisir Francesco, Onorato et Battiste. Les deux adolescents, en particulier, s'entendaient bien, ils avaient le même âge. Cela avait attiré l'attention d'Amoretti. Sa fille, d'ordinaire si réservée, riait aux éclats et courrait comme une gamine dans les oliviers au risque de déchirer ses belles robes. Il retrouvait sa jeunesse dans les joies simples de ces enfants : faire la calade aux prunes sauvages, ramasser les herbes : thym, romarin, lavande ou basilic, chercher les œufs dans la grange où les poules faisaient leur nid entre les bottes de foin, tirer de l'eau fraiche du puits pour la maison, s'éclabousser ….

“Regarde ces deux là, ils font bien la paire ! disait-il en riant à Carlo.

— François est toujours plein d'idées”, lui répondait le métayer. Trop peut-être pour un paysan. Il croit que le monde est ouvert à tous. Il rêve. Nous, on sera toujours des paysans.

— Pas sur ! Il est intelligent et courageux. Ton fils, je l'aiderai. C'est un peu le fils que je n'ai jamais eu.”



Après le goûter, les enfants se calmaient un peu et s’installaient sur le perron pour lire. Françoise prenait Battiste sur les genoux. Onorato et Francesco se passionnaient pour Alexandre Dumas. Ils étaient fiers de raconter [i:3idig1ut] Les trois mousquetaires [/i:3idig1ut]qu'ils avaient eu la chance de trouver à Saint-Antoine. Le curé et l'instituteur avaient monté cette petite bibliothèque ouverte à tous et alimentée par les dons des résidents de la maison de repos. Françoise leur montrait sa revue … les enfants riaient de la mode des Français, ces dentelles , capelines … mais Battiste se lassait vite.

“Les vêtements, c'est pas ma..ant, geignait-il et il commençait à chanter . pa..paiou ma..ide ti ". Il connaissait déjà les premiers couplets de la chanson mais prononçait mal les r.
" PaRpaillou maRi dé ti” (Papillon, marie-toi !).

Tous éclataient de rire et se mettaient à chanter avec lui. Difficile de se rappeler les douze couplets. Il y avait plein d'animaux, un par couplet et il fallait respecter l'ordre. D'abord, la chenille voulait être la dame du papillon, le “parpaiou”. Puis l'escargot lui prêtait sa coquille, la puce sa paillasse, la blatte sa cave, la fourmi son épi de blé pour le pain, la luciole sa lumière, l'araignée son fil pour tisser les draps...

Au retour, les joues encore roses du grand air, Françoise gardait un sourire rêveur...
Amoretti comprenait sa fille et il était secrètement fier. C'était une vraie niçoise, attirée par la vie simple malgré cette éducation maniérée que lui imposait son collège de jeunes filles de bonne famille. Ces niçois savaient rire et chanter et profiter des plaisirs simples. Lui aussi se sentait bien dans cette campagne sur les collines. On y respirait hors du carcan de la ville. A Nice, la retenue était de mise, surtout depuis que les Français tentaient d'y imposer leurs “bonnes manières”. Rêveur, il l'était aussi en se récitant les paroles de la chanson. Sa fille avait déjà quatorze ans, ce joli papillon, sa raison de vivre, allait bientôt déployer ses ailes

Comment me marierai-je,
Que de maison je n’ai pas ?
La limace lui répondit :
Je te prêterai ma carcasse [coquille].
Marie-toi, ô papillon,
Que de maison tu auras suffisamment.



“ Parpaiou maride-ti ..” Là était la destinée des jeunes filles. Bien sur sa fille était heureuse avec cet adolescent, ouvert et intelligent mais la vie n'était pas aussi simple. Il fallait que Françoise fasse un beau mariage. Pour assurer sa sécurité et celle de ses futurs enfants, elle serait peut-être amenée à épouser un de ces banquiers ou hommes d'affaires d'autant plus prêts à acheter sa jeunesse et sa beauté qu'ils étaient vieux et bedonnants… sûrement pas un paysan sans le sou ... mais au grand cœur.

En passant devant le perron de la maison, le cœur de Francesco se serra. Finie l'enfance. Son père lui manquait cruellement. Au bord des larmes, il secoua la tête et prit les deux couffins de courgettes et de tomates que sa mère avait préparés pour les Amoretti. Sa mère, elle, pris le cageot de Louisa : du mesclun et une grosse courge pour la remercier de toute son aide. Elle ne le porterait pas longtemps. L'auberge était tout près de chez eux, au carrefour des chemins de Fabron et de Terron. A toute heure, heureux de se retrouver à la campagne, au milieu des oliviers et sous la treille de l'auberge, les charretiers s'y arrêtaient volontiers pour boire un coup.

“Faut un peu laisser souffler les chevaux ! La chaleur tape déjà. ”

La côte de Fabron était raide et même difficile à négocier et quand les attelages se croisaient dans les lacets, au dessus du vallon Barla, les accrochages étaient fréquents. Pour les éviter, il fallait un attelage à la fois et priorité à celui qui monte. Une fois arrivé ici, le plus dur était fait. La route de terre montait en pente douce. L'auberge était accueillante. Louisa Roux, 30 ans, jolie veuve et souriante, tout pour plaire, bien qu'un peu trop sérieuse à leur goût. En plus, elle n'était pas seule, sa famille l'aidait à tenir l'auberge. Ses deux fils faisaient le service et sa mère, la cuisine.

Les conversations étaient animées sur ces barjots de Français qui imposaient tous ces changements et traitaient les Niçois de demeurés.

“ Hier soir, les enfants ont été déçus ! On leur avait promis d'aller voir les feux d'artifices sur la Promenade mais la fête a été annulée. Sur ordre du gouvernement à ce qu'il paraît. Ces Français, ils ne savent pas ce qu'il veulent : les républicains, les royalistes, les religieux ... personne n'est d'accord sur cette fête. En plus, y a plus d'argent pour faire la fête. Il faut payer la dette de guerre.
— De toute façon, moi j'étais trop fatigué pour faire la fête. J'ai fini de tout charger hier avant la nuit et ce matin, je suis parti dès l'aube pour éviter la chaleur.
— Moi aussi je me suis levé tôt, c'est pas pour rien qu'on est déjà arrivés sur la colline ! Mais tu sais pas la dernière ? Pendant qu'on trime dur, les riches ont de l'argent à perdre et ils ne pensent qu'à s'amuser. Ils veulent bâtir un Casino sur le lit du Paillon.
— Peuvent toujours essayer. Devraient se méfier de ce petit filet d'eau qui serpente dans les gravières. S'ils pensent diminuer le lit du fleuve, le Paillon ne se laissera pas faire et il sera le plus fort. Aux prochaines crues, il fera le ménage et leur Casino, ils iront le rechercher à la mer. Tu te souviens pas ? Il y a dix ans, mon petit Tonio venait de naître, alors la date je m'en rappelle, c'était en 1862 ! Il fallait voir les eaux boueuses passer au dessus du pont vieux. Elles menaçaient de tout arracher.
— Non. Leur idée c'est de couvrir le Paillon comme avec un pont très très large. Ils l'ont déjà fait pour le square Masséna. Les plantes pousse sur un plancher. Le Paillon passe dessous, sous les arches, dans un tunnel. A côté du jardin, ils vont rajouter le Casino.
— Tout ça pour distraire les Englishes ! Ces Français, ils ont vraiment de l'argent à jeter par les fenêtres. Ça m'étonne pas avec toutes taxes qu'ils nous imposent.
— Petit à petit, ils vont chasser nos bugadières du Paillon et continuer les digues et leur tunnel. Toutes ces baraques et ce linge qui sèche, ça fait tache. Pourtant c'est bien leur crasse que ces pauvres femmes lavent à l'eau du Paillon. Ils vont remplacer les lavandières par une blanchisserie à vapeur. Elles vont perdre leur travail.
— Encore plus de chômage pour les femmes si les Niçois ne leur font plus laver le linge. Depuis la guerre, il y a moins de touristes et les hôtels n'ont plus besoin de bras ! ”




Pendant cette discussion, en attendant Cattarina qui portait le cageot à la cuisine, François se concentra sur les pierres du chemin. Il comptait bien sur les Français et les touristes pour changer de vie. Le travail sur les collines rapportait juste de quoi survivre bon an mal an. Les jardins, les plantes, les fleurs, ce serait ça sa vie. Pour cela il fallait se rapprocher de Nice et des villas. Mais comment se faire ? Pourvu que le Signor Amoretti l'introduise auprès de ces Français.



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Bonne lecture !