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Chapitre 2 - la visite au propriétaire, rue Gioffredo, Fin


La vieille dame entama la discussion :

"" Hé bien Cattarina, te voilà bien seule ! Veuve avec quatre enfants. Comment comptes-tu t'en sortir ? Tu devrais rentrer dans ta famille à Albenga, ils t'aideraient. Ici le domaine est trop grand pour toi. Il faut un homme pour le tenir."

Cattarina serra les dents en regardant par terre.

"Madame, vous ferez ce que vous voudrez. Si vous voulez nous mettre dehors à la saint Michel, mes fils et moi, nous rechercherons un autre propriétaire, ici, à Nice. Je ne rentrerai pas à Albenga." Ses mains se crispèrent sur sa robe. "Mes fils sont grands, ils travaillent déjà comme des hommes, nous y arriverons."

Elle tituba. Son fils la retint : " Mamma !"

Francesco regardait Amoretti surpris. Pourquoi n'intervenait-il pas ? C'était lui le propriétaire. A lui de décider. Et il ne pouvait pas laisser faire ça ! Les mettre à la porte ?
Non, il allait les aider comme promis sinon Carlo s'en retournerait dans sa tombe. Ça ne lui porterait pas chance à ce signor. Tout signor qu'il était.

Amoretti toussota pour s'éclaircir la voix.

"Cattarina, assieds-toi ! Tu ne tiens pas debout. Carlo n'aimerait pas te voir dans cet état. Je compatis à votre malheur. Nous allons trouver une solution."

La belle-mère se leva rageusement.

" Amoretti, puisque vous êtes si malin, trouvez la, la solution pour qu'ils nous paient leurs dettes et pensez aussi à régler les vôtres. Vous faîtes bien le grand seigneur avec mon argent !""

Sur ce, elle partit en claquant la porte. Cattarina se mit à pleurer à petits sanglots silencieux. Francesco debout derrière elle, lui enserra les épaules.

Amoretti s'assit en face d'eux et se pencha en avant vers Cattarina, il lui tapota les genoux :

"Ne faîtes pas attention, avec l'âge, son arthrite la fait souffrir et son caractère ne s'améliore pas. Elle a dit ça comme ça mais, au fond, elle a bon cœur. Vous resterez nos métayers. Giuseppe fait déjà le travail d'un homme. Votre fille travaille à la boulangerie et avec les salaires de journaliers de Francesco et d'Honoré, petit à petit, vous réussirez à rembourser votre part du métayage. Pour la rassurer, il faudrait lui rapporter un peu d'argent avant fin septembre, ainsi elle verrait que vous êtes prêts à tenir les engagements. Dans l'immédiat, votre famille d'Albenga peut peut-être vous avancer l'argent. Demandez lui de l'aide !"

Le visage de Cattarina se durcit. Elle tira d'un des couffins un grand tissus à carreaux rouges qui avait entouré les légumes et sécha ses larmes.

Francesco intervint :

" Pas sûr qu'ils puissent nous aider ou même qu'ils le veuillent. Pas la peine de leur demander ! Et nous n'avons pas d'argent d'avance. En plus si Giuseppe travaille sur le domaine, il n'y aura plus son salaire de journalier et, pour Onorato et moi, comme nous sommes encore trop jeunes, selon les chantiers, un jour il y a du travail, un jour non. J'ai une autre solution : si vous me trouvez du travail, ce serai plus sûr que l'embauche des journaliers. Dès août, je pourrai économiser mon salaire.
— Petit, répondit Amoretti, tu sais avec la crise, ce n'est plus si facile. Pas étonnant qu'on ne veuille plus faire travailler les jeunes. Le premier mars de cette année, la République a fait passer une loi qui limite le temps de travail. La France est ruinée et, pour résoudre la crise, on limite le temps de travail ! Onorato et toi, entre dix et quinze ans, vous ne pouvez travailler que six heures par jour et tout travail de nuit vous est interdit. Alors, tu comprends, ces temps-ci, personne ne veut employer de jeunes sur les chantiers et puis, je suis bien placé pour le savoir, des chantiers y en a plus. Et dans les grandes maisons, pas question de limiter le travail à six heures ou la nuit. Tous les serviteurs sont mobilisés pour les grandes réceptions et il faudrait pas que le Préfet voit un jeune lui servir le champagne à dix heures du soir. Que de l'esbrouffe tout ça ! On le sait tous, les enfants continuent à travailler dans les fermes ou chez les bourgeois. De jour comme de nuit mais il ne faut pas que ça se voie.
— Mais, au Tribunal, vous aviez dit que je pourrai être coursier. Que des coursiers, il y en avait toujours besoin.
— Coursier, il faut être disponible plus de six heures par jour ! En plus, l'Etat est ruiné par la guerre. On ne remplace plus les absents, quitte à laisser les affaires s'accumuler et ça ne manque pas avec toute ces faillites. La situation est grave, tu sais, et je ne peux rien faire pour toi, pauvre petit.
— Mais je pensais qu'avec toutes vos relations...
— Maintenant ce sont les Français qui décident. Beaucoup de mes amis l'ont compris et sont partis à Turin.
— Vous aviez promis à mon père…
— Ça suffit comme ça. Les temps ont changé. Je ne peux rien faire pour vous. On en rediscutera en septembre. D'ici là, trouvez une solution pour payer une partie du métayage.

Amoretti était très en colère. Pour qui se prenait-il cet insolent ? Finalement sa belle-mère avait un peu raison : il faut que chacun reste à sa place. Qu'ils se débrouillent ces métayers. Pas de cadeaux. Les temps étaient durs pour tout le monde et particulièrement pour lui aujourd'hui. Il avait perdu la face devant ses métayers. Les seuls et les derniers qui le considéraient jusque là comme [i:1zcl032w]un signor[/i:1zcl032w] influent. Il avait aimé les bercer de beaux discours, être écouté, admiré. Il se sentait lâche de renvoyer ainsi cette veuve courageuse dans son deuil et surtout cet adolescent qui avait cru en lui. Finie l'estime du fils qu'il n'aurait jamais plus.

Il se calma un peu, reprit son souffle et dit à haute voix, pour que sa belle-mère l'entende du salon :

"Au revoir et à la Saint-Michel! "

Il se leva, aida Cattarina à rassembler ses couffins, se mit entre eux deux et les raccompagna à la porte la main sur les épaules.

"Courage, vous y arriverez ! " dit-il, en les poussant dehors.



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