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Chapitre 2 - la visite au propriétaire, rue Gioffredo, Fin


Le triste retour à la maison

Penauds, ils descendirent l'escalier en silence. Cattarina avait les yeux embrumés de larmes. Francesco lui donnait le bras pour ne pas qu'elle tombe. De l'appartement, ils entendaient le son du piano et les gammes rageuses de son amie. Elle avait tout entendu et jouait fort comme si elle voulait casser ce piano. Finies les valses romantiques d'un monde enchanteur, la révolte bouillait en elle.

Ils rentrèrent au plus court, ils avaient la gorge trop serrée pour parler. Derrière le lycée impérial, la rue Gioffredo alignait ses immeubles bourgeois. Au rez-de-chaussée, les petits commerces étaient nombreux. A côté du sellier, une modiste exposait ses chapeaux d'automne égayés de rubans et de quelques plumes ou de grappes de raisins en perles de bois. Ces petits chapeaux étaient modestes par rapport à l'ampleur des robes de foulard surchargées de rubans.

"Regarde, c'est comme la robe de Fança mais en jaune !" dit Francesco.


petit chapeau ou simple décoration de cheveux, corset serré, jupe ample

Cattarina jeta un regard terne à la vitrine. Ces bourgeois devraient avoir honte d'exhiber toute ces parures et leur richesse de parvenus. Ah, ils en avaient bien profité du rattachement de Nice à la France.

"Ne parle plus ainsi de cette fille ! Ce n'est pas ton amie, vous n'êtes pas du même monde. La vieille a bien su nous le rappeler. Pour qui elle se prend, Fança, avec cette robe ? Pour une anglaise ?
— Mais elle n'y est pour rien. Elle a mis ses habits de dimanche pour aller à la messe. Quand elle vient nous voir, elle s'habille comme une simple paysanne des collines avec sa jupe rayée. son corsage blanc et son fichu noir. Ça lui va très bien. Mieux qu'avec toutes ces fanfreluches. De toute façon, elle est si belle que tout lui va !
— Arrête de rêver ! Elle n'est pas pour toi. La vieille se chargera de le lui rappeler. C'est elle qui commande. ça m'étonnerait que Fança revienne nous voir." dit-elle en sanglotant.

Elle aussi, elle aimait cette petite. Simple et belle, elle avait su rester naturelle. Quand elle riait, ses yeux brillaient et de petites fossettes se formaient aux coins de ses lèvres. Son beau visage encadré de nattes brunes apportait la joie. Mais Cattarina se ressaisit vite. Ces temps heureux étaient révolus. Finie l'insouciance pour ces deux enfants. Elle ravala ses larmes. La rage la reprit.

Furieuse, elle l'était contre cette vieille, la belle-mère d'Amoretti. Autant Amoretti, fils de boulanger avait su rester simple avec ses métayers, autant cette vieille osait les toiser de haut et les menacer. Pourtant Cattarina était bien placée pour savoir qu'Amoretti avait racheté à bon prix le domaine en 1863 peu après le rattachement à la France. Les anciens propriétaires, les Anfosso, eux ils avaient bon cœur. C'est eux qui avaient accordé leur confiance aux Nespola en les engageant comme métayers. C'est eux qui leur avaient fourni un toit, un travail sûr et le soutien d'une famille. Ainsi quand Francesco était né en 1858, Anna, la fille Anfosso, avait proposé d'en être la marraine. Elle avait régulièrement fait de petits cadeaux au bébé et venait les voir souvent. Tout avait changé en 1860. Fidèles aux Etats de Savoie, les Anfosso avaient regagné Turin. Les métayers avaient fait de leur mieux pour maintenir le domaine en bon état en espérant leur retour mais le domaine avait été saisi et vendu par l’État. C'est ainsi qu'Amoretti l'avait acquis pour pas cher. Travaillant au Tribunal, il était bien placé pour faire de bonnes affaires. Tout ça, les métayers le savaient. Alors pas la peine que la vieille prenne ses grands airs.

Ils continuèrent leur route sans parler. Francesco avait honte de s'être laissé aller à rêver. Son père venait de mourir. Qui sait ce qui allait leur advenir s'ils ne réussissaient pas à payer leur part en septembre ? Que dirait Giuseppe en apprenant les exigences du propriétaire. Il triompherait surement. " Je vous l'avais bien dit..." et Francesco devrait rester calme, courber l'échine et accepter les ordres de son frère ainé tant qu'il ne trouvait pas d'autre solution. Et comment la trouver, la solution, à quatorze ans sans le soutien d'Amoretti ? Personne ne l'embaucherait comme aide jardinier. En plus, à cause de cette nouvelle loi qui réduisait le temps de travail des jeunes, sa seule possibilité était de continuer à se présenter à l'embauche des journaliers. Là les patrons n'étaient pas regardants sur les lois. Ils recrutaient des costauds et ne se souvenaient de l'âge de Francesco que le soir, pour le payer au rabais.

Pris dans ses pensées, Francesco fut secoué par le bruit d'une altercation entre deux attelages. Au carrefour de la rue Gioffredo et de la grande avenue de la gare, un charretier s'invectivait avec un cocher. A l'angle des deux rues, le charretier déchargeait des tonneaux devant le café de Paris et bloquait la route au cocher qui conduisait les voyageurs vers leurs hôtels. Pourtant l'avenue était large, bordée de jeunes platanes et d'immeubles neufs. Les fouets claquaient, les chevaux piaffaient. L'activité était intense et les voyageurs un peu apeurés.


Voici le carrefour :
. au centre, l'avenue de la gare, elle changera plusieurs fois de nom avenue de la victoire ... maintenant c'est l'avenue Jean Médecin
. à droite la rue Gioffredo
. à gauche la rue de France dont le début est actuellement la rue Masséna[/list:u:1rd5l6ku]

"Fais attention, mama !
— La mort ne me fait pas peur. Je rejoindrai mon Carlo. Ce monde n'est pas fait pour moi." Francesco fut tout ému. Sa mère, si courageuse, baissait les bras. Il réagit :
" Et nous ? Tu nous abandonnerais ? Que deviendrait Battiste ?
— Tu as raison. Le pauvre, il deviendrait garçon de ferme et Dieu sait chez qui. Certains fermiers sont sans cœur. Ils traitent ces "servi" comme leurs chiens de ferme. Pourtant ce sont des enfants comme les leurs. Couchés dans l'étable, dehors par tous les temps, nourris dans une gamelle. Excuse-moi ! Heureusement que je vous ai auprès de moi. A nous tous, nous nous en sortirons. Une famille, c'est solide. "

"Pas si solide que ça !" pensait secrètement Francesco. Si ce n'était que de lui, Giuseppe aurait volontiers traité ses frères comme des "servi". Avec lui, il fallait travailler toujours plus vite. Pas de temps perdu pour la moindre pause ou pour échanger quelques bonnes blagues. Il y avait toujours une urgence. Ce n'était pas par méchanceté de sa part. Il s'imposait le même rythme et travaillait comme un bagnard sans desserrer les dents. Costanza avait bien essayé de lui présenter ses amies, pour le dérider un peu, mais sans succès.

Ils atteignirent vite la croix de marbre et pour changer de toutes ces idées noires, Francesco raconta l'histoire de la croix à sa mère : " Tu sais , il y a très longtemps déjà, plus de trois cents ans, les Français et les Italiens se disputaient Nice. C'était du temps de Cattarina Segurane, tu te rappelles l'histoire ? Elle avait chassé les Turcs à coup de battoir de lavandière. Eh bien, c'est le roi de France, François Ier, qui avait fait venir les Turcs pour l'aider contre les troupes de Charles Quint, un empereur très puissant qui régnait sur l'Autriche, l'Italie et l'Espagne François I . Comme la guerre reprenait sans cesse entre eux, le Pape était venu pour les mettre d'accord. Il a réussi à faire signer la paix. En souvenir de ce pape, les Niçois ont érigé cette crois de marbre. Regarde, c'est écrit dessus, 1568."

Cattarina savait à peine lire. Elle fit un effort pour déchiffrer les lettres de l'inscription mais ne comprit rien : Signum. Hoc. Crucis... " Que c'est beau l'école, Francesco en savait des choses ! Et il était si gentil. Le pauvre. Amoretti avait trahi sa promesse de lui trouver un travail. Ce n'était qu'un lâche qui s’aplatissait devant sa belle-mère... "


Ex-voto du monastère de Laghet. La croix de marbre est sous son dais à gauche.

En devisant ainsi, leur cœur s'allégea, ils purent surmonter cette angoisse qui leur serrait la gorge. Le soleil tapait si fort qu'il les ensuquait un peu. A leur droite, la route poussiéreuse longeait les clôtures des villas. Quelques villas étaient fermées mais bien entretenues par des gardiens qui arrosaient régulièrement les jardins en attendant le retour des hivernants. Francesco ne pouvait s'empêcher de jeter un coup d’œil sur les citronniers chargés de fruits. Quant aux orangers, leurs petits fruits verts luisants allaient murir durant l'hiver. Ces arbres n'avaient pas trop souffert de la sécheresse de l'été. Sur les collines non irriguées comme celles de Ginestière, seuls les oliviers pouvaient survivre.

Côté mer, devant l'entrée des grands hôtels, quelques cochers s'affairaient pour assurer les livraisons. Ces hôtels restaient ouverts pour les voyageurs de passage mais la saison d'hiver n'avait pas encore commencé.

A Fabron, ils furent contents de se rafraichir de nouveau à la fontaine. Du côté de la colline, derrière la voie ferrée, ils pouvaient voir un splendide jardin de rocaille. Un sentier, sécurisé par des rambardes serpentait entre les plantes grasses exotiques. Il menait à une grotte d'où s'échappait un petit bruit d'une cascade et plus haut à une terrasse bordée de balustre. De ce belvédère, la vue sur Nice devait être magnifique.



Palais de marbre construit et jardin ornementé de sculptures par le marchand d'art Ernest Gambart, après son rachat de la villa des palmiers en 1870. Ernest Gambart avait une galerie d'art à Londres. La reine Victoria lui a rendu visite et a été reçue dans ce palais de marbre.

Là, ce fut au tour de Cattarina de raconter l'histoire de la villa des palmiers à son fils.

"Regarde ce beau jardin ! Tu sais avant le train, on ne pouvait pas voir tout ça. La villa était entourée de hauts murs qui cachaient le jardin. J'avais pu y entrer quand ils ont reçu l'empereur de Français, Napoléon III. Il était venu découvrir Nice juste après le rattachement du Comté à la France. Le propriétaire, Honoré Gastaud avait organisé une grande réception en son honneur et pour cela, il avait employé tous les gens du quartier. Ce riche là, il était généreux. il nous avait acheté des tenues pour faire le service : noires avec un tablier blanc et nous avions pu les garder. Je l'ai encore, cette tenue ! Mais je n'y rentre plus ! J'étais mince à l'époque malgré la naissance d'Onorato juste un peu avant. Il fallait faire vite et veiller à ne rien renverser, surtout sur les robes de ces belles dames. La fête avait fini par un feu d'artifice. Je n'ai jamais vu rien d'aussi merveilleux !
Mais tu sais la roue tourne pour les riches aussi et on peut dire aussi que "bien acquis ne profite jamais" . La fortune du banquier lui venait de son arrière grand-père, un voyou qui avait profité de la révolution française pour s'emparer des biens des autres. Le pauvre Honoré, lui, il n'y pouvait rien. C'était un brave homme, très généreux. Il en a donné du travail au quartier mais le début de la guerre [i:1rd5l6ku](1870)[/i:1rd5l6ku] a mis fin à sa fortune. Avec son oncle André à Cannes, ils avaient trop investi dans tous ces immeubles et il n'a pas réussi à les vendre quand la guerre a tout bloqué.
C'est bien dommage car lui, il t'aurait donné ta chance ! Le nouveau propriétaire, ce Gambart, personne ne le connait et il fait venir des jardiniers parisiens et même des anglais, à ce qu'on raconte."


L'affiche montre la vue de la Baie des Anges. En bas à droite, sous les palmiers, on aperçoit le clocher de l'église Sainte-Hélène. Ce belvédère avec ses balustres pourrait correspondre à celui de la villa des palmiers ("les grands cèdres" actuels) mais la vue semble prise de plus haut.



Après avoir dépassé l'église Sainte-Hélène, au carrefour du vallon Barla, Ils reprirent par le chemin de Terron et furent content de le gravir à l'ombre des grands arbres du vallon.

Le soir quand la famille fut réunie, ils décidèrent de travailler tous dur pour tenter de payer les dettes et sauver leur maison.

Cattarina travaillait à l'auberge comme extra. La fin juillet et le début août furent particulièrement chauds et les bourgeois niçois étaient nombreux à venir chercher un peu de fraicheur sur la colline. Le soir, l'auberge était bien ventilée par l'air qui montait du vallon de Terron. La renommée de l'auberge avait commencé à se répandre grâce aux convalescents de la maison de repos. La tarte aux prunes de Louisa et sa gentillesse s'y étaient fait une réputation d'enfer. Au début pour ces malades, la balade était une véritable expédition qui concrétisait leur victoire sur la maladie. Ils s'évadaient enfin du jardin de la villa de repos.


L'affiche montre la vue de la Baie des Anges. En bas à droite, sous les palmiers, on aperçoit le clocher de l'église Sainte-Hélène. Ce belvédère avec ses balustres pourrait correspondre à celui de la villa des palmiers ("les grands cèdres" actuels) mais la vue semble prise de plus haut.



Ce jardin était bien fleuri, il offrait une belle vue sur les collines avec Nice au fond et la mer jusqu'à l'horizon. Splendide, calme et reposant mais un peu trop statique tout ça. Quand ils pouvaient enfin marcher, après une heure d'effort, Louisa les accueillait. Elle les installait sous la treille et leur apportait tout de suite une grande carafe d'eau bien fraiche qui perlait sur ces belles tables aux nappes à carreaux rouge. Ensuite ils pouvaient prendre le thé avec une tarte ou s'encanailler comme les routiers en goutant le vin de la colline avec saucisson, olives et pissaladière.

Pour le retour, pas de problème, les fils de Louisa attelaient la voiture et les ramenaient à la villa de repos où certains rentraient en chantant allègrement. En hommage probablement au petit rosé du pays qui effaçait toutes les douleurs. Petit à petit, avec la forme physique, l'appétit leur était revenu et ils conviaient volontiers les parents qui les visitaient à un repas à l'auberge. Tous appréciaient la daube et les raviolis de Louisa. La mère de Louisa se faisait âgée et elle appréciait l'aide de Cattarina pour préparer la pâte fine, fine des raviolis. Il en fallait de l'énergie pour préparer toutes ces plaques de raviolis et les petits légumes farcis et le stockfish, ce ragout de morue dessalée.

Costenza, une fois son travail fini à la boulangerie, allait faire manger sa soupe au vieux Falicon dont les enfants tenaient l'auberge de Carras. Sans son aide, il ne pouvait pas s'alimenter, ses mains tremblaient trop. Ensuite ils discutaient un peu des nouvelles de la journée pendant qu'elle faisait un peu de ménage puis elle l'aidait à regagner son lit. Elle rentrait à nuit noire. La bougie de sa lanterne éclairait faiblement les gros cailloux du petit chemin de Terron, une vraie calade. Elle s'efforçait de ne pas trébucher pour ne pas briser les verres de sa lanterne ou déchirer ses vêtements.

Giuseppe, Francesco et Onorato travaillaient comme journaliers. Ils n'avaient pas d'autre solution. Il fallait ramener des salaires. Pour l'entretien du domaine, ils profitèrent des quelques nuits de pleine lune pour faire les gros travaux que Cattarina ne pouvait pas faire avec la seule aide de Battiste.

“Pas la peine d'en faire trop ! Si la vieille nous jette dehors, le métayer suivant n'aura qu'à se débrouiller, disait Giuseppe.
— Ce serait bien dommage ! Cette année, les olives sont belles, elles vont beaucoup produire. “ lui répondait Francesco.

Fin septembre, à la saint Michel, ils purent payer leur part au propriétaire. Giuseppe se chargea d'aller voir la vieille qui décida de les maintenir comme métayer, au grand soulagement d'Amoretti. Il n'aurait pas aimé voir cette cette famille courageuse jetée dehors.

En octobre, Battiste put aller à l'école. Il avait de la chance, il le savait et s'appliquait beaucoup. A son âge, il était une bouche inutile. Giuseppe le lui rappelait souvent, les enfants devaient travailler pour gagner leur pain. L'école n'était pas obligatoire mais leur père avait tenu à donner une bonne instruction à ses fils pour qu'ils aient toutes leurs chances dans ce monde nouveau. C'était les clés du monde nouveau. Malgré toutes leurs difficultés, Cattarina avait tenu parole et avait inscrit Battiste à l'école du curé. Elle ne pouvait pas payer mais s'engageait à fournir du bois pour la cure et pour l'école. Le prêtre avait accepté. Il connaissait bien la famille et surtout Francesco qu'il avait apprécié comme élève.

“Espérons que tu sois aussi doué que ton frère !”. Dans cette classe unique qui regroupait tous les enfants, en peu de temps, Francesco avait franchi plusieurs niveaux. Rapidement, il avait su lire et écrire l'italien. L'enseignement de base se faisait d'abord dans cette langue des anciens états de Savoie, proche du niçois puis les élèves apprenaient le français tout en aidant les plus jeunes.

Au retour de l'école, Battiste courrait pour aider sa mère au jardin et préparer le bois du lendemain pour la maison et l'école.

En novembre, décembre, la récolte des olives fut exceptionnelle tant par sa quantité que par sa qualité. Ils ramassèrent plus de deux tonnes d'olives. Bien sur tout le monde s'y mit. Battiste sauta l'école. Avec sa mère, ils étalaient les draps par terre pour ne pas perdre les olives puis un panier à la main, ils grimpaient sur les lourds escabeaux pour récolter soigneusement les olives à la main. Pour les branches les plus hautes, Battiste tapait sur les branches plus hautes avec une longue perche ou escaladait l'arbre pour en secouer les branches inaccessibles. A six ans, il avait déjà l'agilité d'un chat mais sa mère avait peur.


Cueillette des olives à Nice devant Saint-Pons. Gravure extraite de Facebook, groupe Fidèles au Comté de Nice

Sois prudent, la branche est trop faible, tu vas tomber !" lui criait-elle. Elle avait peur car les accidents étaient fréquents surtout avec la rosée du petit matin ou la pluie qui rendaient les branches glissantes. Une pluie d'olives en tombait. Toute la journée, Battiste les ramassait en jetant soigneusement les feuilles et les brindilles puis en séparant les olives piquées par la mouche ou abimées des belles olives dans des cagettes différentes. Cattarina l'aidait car, en novembre, le mauvais temps dissuadait les clients du restaurant et Louise ne pouvait pas l'embaucher. De toute façon, ils n'étaient pas trop de deux pour ce travail pénible : les doigts s'engourdissaient vite, il fallait ramasser les olives au plus vite et impossible de faire le tri au chaud à la cuisine devant la cheminée, la pièce était trop sombre.

Dès qu'il sortait du travail, le signor Amoretti attelait son cheval et venait contrôler l'avancement du travail, la qualité des olives. Il chargeait les cagettes de la journée et les portait de nuit au moulin Alziari de la Madeleine. C'était la première année qu'il imposait ce tri aux métayers et qu'il s'imposait ces navettes quotidiennes. Les autres années, il suffisait de vider les olives récupérées sur les draps dans un seau et d'enlever les feuilles et les brindilles qui surnageaient. Ensuite, quand les tonneaux étaient pleins de ces olives un peu humides, on les portait au moulin le plus proche. Les olives, ainsi stockées avaient le temps de s'oxyder et produisaient une huile courante au goût altéré.

Pour justifier ce changement, le propriétaire leur avait garanti que tous ces efforts seraient payants et ils le furent. Alziari était son ami de longue date, de plus c'était un excellent négociant. Contrairement aux autres, il avait mécanisé son moulin en 1868 et traitait avec soin de grosses quantités d'olives en séparant les qualités : dans le tout venant, les olives meurtries ou piquées par la mouche produisaient l'huile courante alors qu'un traitement spécial était réservé aux belles olives des collines de Nice. Ces olives du cailletier étaient petites mais produisaient une huile réputée pour son bon goût d'amande. Alziari la commercialisait jusqu'à Paris.

Amiratti en obtint un très bon prix. Ils se partagèrent l'argent et en prime à chaque navette, Amoretti leur ramenait les cagettes pleines de grignons. Ces noyaux résidus du pressage alimentait la cuisinière d'un combustible qui faisait long feu et chauffait agréablement la grande pièce. Cette réussite leur réchauffait le cœur.

Amoretti était fier de ramener l'argent rue Gioffredo. Il avait bien géré le domaine. La récolte payait largement les investissements de la vigne. Plus besoin de s'inquiéter, même si les années suivantes, les oliviers produisaient moins. Et qui sait, la vigne commencerait à produire les premières grappes qu'il comptait bien rentabiliser de même. La qualité, c'était ça la clé du succès auprès de cette clientèle aisée.

Un peu avant Noël, comme chaque année, Cattarina demanda à François d'écrire à sa famille en Italie. Ils vivaient à Campochiesa, un petit village près d'Albenga. La lettre était adressée à sa sœur cadette, Maria. Elle lirait ces nouvelles à toute la famille Vignola. Cattarina n'avait pas osé informer sa famille du deuil avant. Du côté de Carlo, les parents étaient morts peu après leur mariage. Trop fière pour implorer l' aide de sa famille, elle avait préféré ne rien leur dire. Surtout pas avouer que Carlo les avait laissés dans la misère !


L'église de Campochiesa au centre du hameau. Le cimetière de Campochiesa est en plein champ autour de l'église San Giorgio.

Son père, Giuseppe Vignola, les aurait sans doute aidés, il leur aurait envoyé de l'argent mais il aurait triomphé. Il l'avait bien dit : " Avec ce Carlo, sa fille chérie courrait à sa perte. Il n'avait pas la moindre terre à cultiver, il resterait toujours pauvre ouvrier agricole". Belle comme elle était, Cattarina pouvait prétendre à mieux. D'ailleurs depuis l'enfance elle était promise au fils du propriétaire terrien voisin. Cette inconsciente avait toujours refusé d'épouser celui à qui on la réservait. Elle leur avait forcé la main.

Quand elle avait déclaré préférer leur ouvrier agricole, le jeune, beau et courageux Carlo au rustre prétentieux qu'on voulait lui imposer, c'était déjà trop tard, elle était enceinte. Il avait fallu rapidement régulariser la situation. Costanza était née peu après le mariage, puis le jeune couple avait dû quitter Campochiesa pour partir loin, très loin. Giuseppe, le père de Cattarina ne voulait plus les voir mais bourru, une fois remis de cette blessure d'orgueil, il acceptait d'en avoir des nouvelles indirectes. C'est ainsi qu'il avait appris la naissance à Nice de son premier petit fils, nommé Giuseppe comme lui, ce dont il était secrètement fier. Puis il avait appris la naissance de Francesco, puis d'Onorato et de Battiste et même celle du petit Carlo, le petit dernier mort si jeune.

Maintenant qu'ils étaient sortis de l'ornière et que la seule mention de Carlo ne lui brouillait plus la vue de larmes, la vie reprenait son cours normal et Francesco fit la lettre, sous la dictée de Catarina. La réponse ne tarda pas à revenir d'Albenga :


Ma chère sœur,
Je partage ta douleur d'avoir perdu ton pauvre Carlo. Vous vous aimiez tant ! Que vas-tu devenir sans lui ? Père me fait te dire que tu peux revenir à la maison, tu seras la bienvenue. Il se fait vieux, se sent de plus en plus faible et ne voudrait pas mourir sans avoir vu ses petits enfants. Viens ! Mes deux filles vont bien mais elles n'ont pas la force d'un homme et mon mari se fait vieux, il appréciera l'aide de tes grands garçons. Viens, tu seras la bienvenue. Surtout prenez le train ! Il s'arrête à Albenga depuis mars de cette année.
de la part de Maria, qui m'a chargée de vous écrire cette lettre


Quand Francesco lut cette lettre à la famille réunie pour Noël, tous se récrièrent.

Ils ne voulaient pas quitter la France, à commencer par Costanza. Pour rien au monde, elle ne se serait éloignée de Nice et de son Barthélémy. Le mariage était prévu dès que l'armée libérerait Barthélémy Auda. Pour l'instant, il venait juste d'avoir été tiré au sort. Le pauvre, le service militaire il n'y échapperait pas ! Sa famille n'avait pas les moyens de lui en payer l'exonération. Pour Costanza, l'attente serait longue, elle le savait : Cinq ans et pourvu qu'entre temps, il n'y ait pas d'autre guerre qui prolonge ce service !

Cattarina aurait voulu retrouver Maria qui l'invitait de bon cœur , elle en était sure. Elle se souvenait de cette adorable petite sœur, si douce et pleine d'affection. Elles en avait partagé des fous-rires, en douce, face aux colères de leur père à la moindre de leurs bêtises d'enfants. La pauvre ne devait pas être heureuse. C'est elle qui avait dû accepter docilement d'épouser le voisin de dix ans plus âgé qu'elle. Elle avait sacrifié sa vie pour ces terres d'Albenga et surtout pour son père ...


Documentation des Archives départementales des Ardennes : Grande tenue : tunique à col jaune et à deux rangs de bouton de 1872. Les fantassins sont visibles de loin avec leur képi et leur pantalon rouge garance.





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Bonne lecture !