accueil du site / biographie de François Nespola, 1858-1911
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Cette suite est la deuxième partie de la biographie de François Nespola, 1858-1911. La documentation a été essentiellement réalisée à partir du journal manuscrit de Justin-Ignace Montolivo décrivant Nice au jour le jour pour la période 1878-1880. Ce document est disponible en ligne sur le site de la BMVR ( http://www.bmvr.nice.fr ) Bibliothèque à vocation régionale de la Ville de Nice Les années de sécheresse y sont attestées. C'est proche de notre réchauffement climatique actuel et de la sécheresse qui a touché Nice cet été 2017. Beaucoup d'arbres meurent.

Les retrouvailles. Le vin de Fabron et de Bellet

La mère, assise près de fenêtre, est penchée sur son ouvrage et ne les entend pas entrer. Elle reprise des chaussettes. La pièce est froide, la cuisinière à bois éteinte. Ils font un peu de bruit pour qu'elle se retourne. Dans la pénombre de la cuisine, elle plisse les yeux pour mieux voir qui sont ces gaillards qui rentrent chez elle sans frapper à la porte puis s'écrie :


— Qui êtes-vous ?
— Mamma !
— mes enfants ... mes petits … que vous êtes devenus beaux et forts ! Et moi qui ne reconnais même pas mes enfants ! A force de vous attendre, je n'y croyais plus ! J'ai bien pensé ne jamais plus vous revoir, pauvre vieille que je suis maintenant ! Mes beaux petits ... Vous êtes devenus des hommes, des signore même avec ces beaux costumes ! Angelica s'est bien occupée de vous !

Elle est contente mais ne peut s 'arrêter de pleurer en serrant les enfants dans les bras.

— Mama, tu n'as pas froid à rester ainsi assise sans bouger ? Tu es maigre et pâle, tu vas prendre prendre mal à rester comme ça ! demande Francesco, tandis que Battiste propose :
— La cuisinière est éteinte. Tu n'as plus de bois ? Je vais vite t'en chercher, je me souviens, c'était mon travail d'aller chercher le bois

Avec les enfants, la cuisine s'anime. Le feu pétille. Cattarina fait bouillir des châtaignes. Les enfants racontent leur vie à Albenga et déploient leurs trésors sur la table : l'argent et le parmesan. La meule est énorme, elle fait au moins trente kilos. Pourtant Angelica a acheté la plus petite. Pour la montre, Francesco a hésité. Il aimerait la garder. Après tout, c'était le souhait de son grand-père et ses frères ne savent pas qu'Angelica la lui a donnée. S'il la pose sur la table, Michele va la revendiquer aussitôt. Alors il préfère garder ce trésor dans la poche secrète de son manteau.

Parmigiano Reggiano meules MIN Rungis


— Comment as-tu fait pour la porter jusqu'ici ? demande Cattarina en désignant la meule.
— Sur mon dos, avec les mains dessous car j'avais peur que le sac ne sois pas assez solide. Tu t'imagines : mes chaussettes et mes tricots de corps répandus sur le trottoir de l'avenue avec cette meule qui se met à rouler sur les rails du tram.

Ils se mettent tous à rire. Cattarina, sort les assiettes. Battiste regarde par terre, il cherche son chat.

— Quand tu es parti, il a quitté la maison,
— Dis plutôt que Michele l'a chassé.

La mère ne répond pas aussitôt puis d'une voix douce elle essaie de consoler Battiste …

— Nous en trouverons un autre. Les chatons, ça ne manque pas et il sera bien utile pour dégager les souris du grenier. Elles attaquent tout. Quand le pauvre Amiratti verra qu'elles ont mis en pièce sa collection de journaux de Nice, il ne sera pas content.
— Pas de risque, dit Michele en descendant à pas lourds de l'étage. Depuis que sa fille prépare son beau mariage, il ne vient plus.
— Fancha va se marier ? interroge Francesco
— Hé oui, et pas avec toi, Monsieur le pauvre journalier. Tu voulais en faire une paysanne et tu croyais qu'elle allait t'attendre ?

Celui là, il n'a pas changé, pense Francesco, ou plutôt si, physiquement, il a changé, il est maigre, comme séché sur pieds, le teint grisâtre. On dirait un vieux, pourtant il n'a que vingt deux ans. Finalement, pour la montre, il ne regrette pas de l'avoir gardée. Francesco regarde sa mère, elle s'est raidie et a perdu le sourire.

— Demain il faudra faire du bois car à faire du feu toute la journée, les réserves diminuent vite. Pour ne pas avoir froid, il suffit de se bouger, continue Michele
— Ou de se mettre au lit. Tu fais la sieste maintenant ? s'étonne Francesco.
— Oui, je suis fatigué de ce travail ingrat. Ça ne sert à rien de s'échiner jour et nuit comme je l'ai fait pendant que vous étiez choyés à Albenga.
— Choyés, que tu dis ! proteste Onorato. A albenga aussi, il faut travailler dur et Nonno (Grand-père) nous surveillait de près. Heureusement, moi, je m'occupais du mulet et des livraisons des légumes à Albenga. Mais au retour, pas question de trainer sur place avec les copains.
— Et t'as laissé une copine à Albenga ?

Onorato pique du nez dans son assiette et ne répond pas. Francesco intervient :

— A Albenga,nous avons juste fini la récolte des olives avant de partir.
— Ici elle est finie depuis longtemps. Il faut dire qu'avec cette sécheresse qui dure depuis deux ans, cet été, toutes les olives sont tombées avant de mûrir, et pour la récolte en novembre, ça a à peine donné quelques litres d'huile que nous avons gardés pour la maison. Invendables. Et pourtant il faut continuer à les entretenir, les oliviers : les tailler et les labours. Seule la vigne prospère.

En pensant à cette vigne, la tristesse les envahit. Le Père leur manquait tant. Il n'avait pas pu voir son projet aboutir. Il y avait laissé la vie à suer sang et eau sur ce coteau froid le matin et exposé l'après-midi au plein soleil.

Vignoble Domaine Saint Jean, planches de Rolle en terrasse
Le vignoble de Fabron était aussi réputé que celui de Bellet jusqu'à ce que le phyloxera décime les plants en 1885.
Le Rolle : Ce cépage niçois est le base du vin blanc de Bellet et lui donne son goût caractéristique



Michele reprit, un peu plus jovial à la vue de l'argent et du parmesan : :
— Ce raisin se vend cher au domaine de Fabron qui paie cash et nous donne même quelques bonnes bouteilles. Goûtez-moi ce vin, il est délicieux. Surtout avec le fromage !

Tous sourirent, un peu soulagés. Michele appréciait le vin de cette vigne qu'il avait tant dénigrée et vouée à l'échec. Ils se souvenaient qu'avant leur départ, Michele ne jurait que par la traditionnelle culture des oliviers et considérait les efforts du père pour innover avec ces nouveaux cépages comme une ruine inutile. La sécheresse catastrophique lui avait donné tort. Mais pour les oliviers, qui aurait pu prévoir cette perte quasi totale de récolte ? En ville, mêmes les orangers se desséchaient.

Dans la cuisine bien chaude, ils se régalèrent avec les châtaignes, le vin et le parmesan. Battiste s'endort dans son assiette. En le voyant, Michele commence à chanter un peu moqueur :

Ai un ome qu’es pichoun,
Pouodi ben dire, pouodi ben dire,
Ai un ome qu’es pichoun,
Pouodi ben dire qu’es mignoun.


(J’ai un homme [un mari] qui est petit,
Je peux bien dire, je peux bien dire,
J’ai un homme qui est petit,
Je peux bien dire qu’il est mignon.)

D’una testa de sardina,
Eu si soupa pi si dina.
N’en soubr’ enca’n mouceloun
Per li faire lou merendoun.


D’une tête de sardine,
Lui, il soupe puis il dîne.
Il en reste encore un petit morceau
Pour lui faire le casse-croûte.


Battiste se réveille un peu. Heureusement il n'a pas compris l'allusion. Sa petite taille ne le complexe pas, c'est celle de ses copains d'Albenga. A douze ans, il a bien le temps de grandir plus tard, ce qui n'est pas le cas de Michele qui restera toujours avec son un mètre cinquante six. Avec ses dix huit ans, Onorato est déjà plus grand que lui et Francesco encore plus. Il essaie de se souvenir de sa chanson niçoise favorite : "Parpaioun, mari de ti" ( Papillon, marie toi !). Mais il a oublié les paroles.
Francesco et Onorato expliquent :

— à Albenga, ils ne chantent pas comme nous. Mama, tu vas te souvenir, chante avec nous !
Francesco, Onorato et Battiste se lancent dans un chant polyphonique. Chacun y a un rôle. Francesco marque le rythme en tapant sur la table et en accompagnant d'onomatopées remplaçant la grosse caisse " Boum, Bom,Bom... Boum, Bom,Bom" puis il entonne le chant. Onorato démarre à son tour puis Battiste avec sa petite voix frêle.
Cattarina a retrouvé le sourire et un peu de rose aux joues. Mais la gorge serrée, elle ne réussit pas à chanter. Elle contemple ses enfants un à un. Francesco, toujours un peu rêveur mais décidé …., Onorato avec sa cicatrice de bébé au front et Battiste avec son bon sourire et ses fossettes... Tous les trois s'appliquent. À tour de rôle, l'un fait le bruit des instruments, les deux autres mêlent leur voix.

D'entendre parler et chanter comme à Albenga, la nostalgie la submerge. Son pays ...elle ne le reverrait jamais. Une bouffée de souvenirs de son enfance lui revint. La grande maison, les joies, les jeux et les fous-rires avec sa soeur ... Elles en avaient inventé des bêtises ! Le père Vignola était bourru certes. Il se fâchait, les envoyait au lit sans manger mais la mère, en douce, venait leur porter de quoi grignoter dans leur lit. "Chutt ! Pas de bruit et pas de miettes !". Le père faisait semblant de ne rien voir mais il n'était pas dupe. Tout dévoué à ses filles et à sa femme, il voulait juste les protéger. Puis ces premiers émoi dans la grange où elle retrouvait son Carlo. Le père s'était senti trahi quand Cattarina avait préféré Carlo, leur ouvrier agricole au mari que les deux familles voisines avaient choisi pour joindre leurs propriétés.

Fini tout ça. Ses parents, Carlo, tous étaient morts. Elle n'avait même pas pu leur dire adieu. Son Carlo était mort seul à l'hôpital. Elle aurait tant aimé lui tenir la main dans ses derniers instants ... La prochaine, ce serait elle, l'aînée de la famille. Elle avait hâte de les rejoindre. Son Carlo surtout. Il lui manquait tant. Plongée dans ses rêveries, elle se courbait sur son assiette, les yeux vides.

— Mama, tu t'endors ?

Surprise, Cattarina secoua les épaules :

— Non, je vous écoute et ce vin, ça doit me monter à la tête. Je suis tellement contente que nous soyons tous de nouveau ensemble, répondit-elle en se forçant à sourire. Vous m'avez tellement manqué ! La maison était si vide sans vous. Mes petits ... ça a été très dur.

Elle se met à sangloter. Francesco la serre dans ses bras pour essayer de la consoler mais elle tremble comme une feuille. L'émotion est trop forte.

— Mais moi, j'étais là, Mama, proteste Michele.
— Oui bien sur, mais ... Oh ! Je suis complètement folle. Maintenant que vous êtes là, je gâche notre joie.

Les larmes ruissellent sur ses joues ridées. En titubant un peu, elle se lève.

— Je vais un peu me coucher. Ces émotions, c'est trop fort pour mon cœur.
— Nous aussi, Mama. On laisse tout ça comme ça. On rangera après.

Le ventre plein, ils montèrent, eux aussi dans les chambres à l'étage, faire un petit somme.
Quand Costanza rentra du travail à la nuit noire, ils dormaient encore.

Bonne lecture ! accueil du site / biographie de François Nespola, 1858-1911
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