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Tome 2,Suite de la biographie de François Nespola, simple jardinier sur la promenade des Anglais, Le retour
Cette suite est la deuxième partie de la biographie de François Nespola, 1858-1911. Cliquer ici pour en voir l'ensemble.
Je l'écris en juin 2017 alors que les grands travaux de la ligne du tram Est-Ouest défoncent l'avenue de Californie entre Magnan et Sainte-Hélène sur l'emplacement probable des anciens rails du tram hippomobile de 1878.
140 ans plus tard...
Pour résumer la première partie, François Nespola est né en 1858 dans le Comté de Nice juste avant le rattachement de Nice à la France en 1860.
Sa biographie a été reconstituée à partir des documents d'archives : état-civil, cadastre, recensements ... Le reste a été librement inventé pour faire revivre les personnages dans le contexte niçois de la Baie des Anges attesté par les journaux et les très nombreuses peintures et aquarelles de l'époque.
Ses parents, venus d'Albenga étaient métayers d'une propriété agricole sur la colline de Fabron-Ginestière à Nice. Il avait trois frères et une soeur.
A la mort de son père en 1871, François avait 14 ans. A ce moment on perd la trace de François, Honoré, 12 ans et Baptiste, 6 ans dans le recensement 1872. Seuls sont mentionés Catherine, la mère, 46 ans, Joseph MICHEL 16 ans et Constance 18 ans.
Comme François et ses deux cadets étaient introuvables sur Nice en 1872, j'en ai profité pour évoquer la famille d'Albenga où ils ont peut-être vécu de 1872 à 1878.
En 1878, François a 20 ans et comme tous les jeunes de son âge, il doit régulariser sa situation militaire.
L'histoire reprend donc en 1878 à leur retour d'Albenga.
Dans le train
Francesco est content de rentrer en train et non pas en bateau.
Il se souvient de leur voyage à l'aller.
Le mal de mer, la peur quand le mistral s'était levé dans l'après-midi. En fait, le vent tournoyait. Le bateau gîtait dans un sens et l'autre en empannant d'un coup violent. La tartanne gémissait de toutes ses poutres. Pire, elle piquait dangereusement du nez dans les vagues qui déferlaient sur le pont à gros paquets de mer. La baume balayait le pont, prête à assommer tout imprudent sur son passage. Les voiles claquaient sous la bourrasque. Les enfants, impuissants, blottis contre l'avant-pont avaient cru voir leur fin arriver. Malgré les prières qu'ils récitaient, rien n'y faisait, Dieu ne calmait pas la tempête.
Tartane devant le port de Nice, gravure de 1812.
Le capitaine, solidement campé à la barre essayait de tenir le bateau bout au vent tout en hurlant ses ordres à l'équipage qui, tant bien que mal s'étaient emparé de la baume pour réduire la voilure. Heureusement, habitués à la manœuvre, ils affalèrent un peu la grand voile. Pas facile ensuite avec ce tangage de crocher dans la toile, d'en replier une bande contre la baume et de nouer les garcettes mais ils réussirent à diminuer l'emprise au vent et le bateau reprit son cap.
Le capitaine, tout en louvoyant face aux vagues, leur avait crié
— Hé, les poules mouillées, venez près de moi. Le nez au vent, vous serez moins malades. Votre calvaire est bientôt fini. Avec ce bon vent nous allons filer vers Albenga, regardez à bâbord, ce clocher, c'est San Stéfano et le petit point blanc au loin, juste avant le Capo di Mele et la baie d'Albenga, c'est Cervo, le village de mes ancêtres. Un des plus beaux villages d'Italie. Mes ancêtres étaient riches du commerce du corail. Malgré les pirates qui infestaient les mers, ils récoltaient le corail en Corse, le travaillaient et le revendaient jusqu'à Byzance ! Avec toutes leurs richesses, ils en ont construit des palais ! De loin vous verrez notre cathédrale, elle est toute blanche et à l'intérieur, c'est une féerie de stucs.»
Battiste, du haut de ses six ans, avait osé lui répondre
— Moi si j'étais riche, je ne mettrais pas les pieds sur ce bateau. C'est trop dangereux. J'achèterais un grand terrain et je cultiverais les pommiers sur le cap.
— Tu sais le capo di mele, ce n'est pas le cap des pommes ! C'est le cap du moulin à vent, « molle. », devenu mele car ici on a notre accent et notre façon de parler En tous cas, du vent, il y en a souvent ici ! Aujourd'hui encore, c'est plutôt calme. Pas de quoi effrayer un marin !
Les territoires maritimes de la Maison de Savoie: Le Comté de Nice et Oneille représentés dans l'Atlas Maior de Joan Blaeu en 1664.
La carte décrit la côte de Nizza , Nice à gauche vers Albenga, en haut à droite, après le Capo di Mele. De nos jours, une bonne partie de cette côte peut être parcourue grâce à la piste cyclable qui part d'Ospedaletti, à l'ouest de San Remo, mentioné sur le milieu de la carteet finit à San Lorenzo un peu après San Steffano.
Cervo
Une fois le cap dépassé, le vent s'était calmé en vue du port d'Albenga. Cette traversée leur avait semblé sans fin. Pour prendre des forces et un peu de repos avant l'arrivée au port et le débarquement des marchandises, l'équipage avait profité de l'accalmie pour faire la mérenda. Un peu de vin, quelques olives au sel, des tomates, des anchois et du pain.
Francesco se souvenait avec émotion de cet aller vers l'inconnu.
Pour le retour, après ces quelques années à Albenga, il se sentait plus fort. Le retour en train, se ferait sans problème en quatre heures.
Juste le temps de se geler un peu car leur wagon n'était pas chauffé. Battiste et Onorato bien emmitouflés, le nez dans les chaudes écharpes tricotées par leur cousine, dormaient à poings fermés. Ils étaient heureux de rentrer au pays. Pourtant la famille d'Albenga les avaient bien accueillis.
— Tout le portrait de Cattarina ! Et plus disciplinés que cette rebelle, disait le grand-père,
— Trois beaux garçons ! Bon sang ne saurait mentir. Attention, ils ont peut-être ton caractère, ne leur dis pas du mal de leur mère, ils le prendraient mal ! répondait sa fille Angelica.
Francesco ne voulait pas fermer les yeux, Il veillait sur leurs pauvres paquetages. Dans ce wagon de troisième classe, à chaque gare, Impéria, Vintimille, Menton et bien d'autres, des flots de voyageurs entraient ou sortaient du wagon. Alors vite fait de voler un des paquets ou pire de lui faire les poches. Cette ligne de chemin de fer était redoutée à cause des pickpockets qui dévalisaient les voyageurs en plein jour sans qu'ils s'en rendent compte.
A part une petite meule de parmesan, dissimulée dans les paquets, le voleur n'aurait pas fait fortune. Les sacs ne contenaient que leurs vêtements de travail. Certes ils portaient leurs beaux costumes taillés sur mesure par Zia, c'est ainsi qu'ils appelaient leur tante Angelica, sœur de Cattarina. Elle avait des doigts de fée et s'était donné du mal pour les réaliser. Dans ce wagon de troisième classe, ils faisaient riches. Tout pour tenter le diable.
Pour l'argent par contre, Francesco avait une liasse de gros billets dans les poches internes de son manteau et même la montre en or du grand-père. Tout l'héritage qu'il tenait à remettre intégralement à leur mère. Pourtant Angelica lui avait dit :
— Garde la montre, c'est pour toi. Du haut du ciel, ton grand-père sera content de te la voir porter. Il y tenait beaucoup. Regarde, elle a beaucoup de valeur. Elle est bien lourde avec cette belle chaine en or. Le dimanche, il la remettait fièrement à l'heure du clocher en sortant de la messe. C'était son seul luxe, pour le reste il mettait tout l'argent dans l'azienda. ... Il m'avait dit « Cette montre est pour Francesco, pas pour ton mari. Promets-moi que tu la lui donneras ! »
— Mais, Zia (Tante en italien), je ne peux pas. Que diront mes frères ? Surtout Michele ! Il sera jaloux et même Onorato et Battiste, je suis sûr qu'ils aimeraient l'avoir.
-— Dans ce cas, coupez la en quatre cette montre ! Ou vendez la ! Et j'espère qu'on ne vous soupçonnera pas de vol. Cette montre est trop belle pour des métayers. Garde-la et dis à ta mère que c'est la volonté de Papa. Elle la déduira du montant de l'argent qu'elle te donnera. Je suis sure qu'elle ne voudra pas garder tout l'héritage pour elle. Je la connais bien, ma sœur.
Dans la poche extérieure de son manteau, juste un peu d'argent que sa tante lui avait glissé, sans rien dire à son mari, pour le voyage. Mais, même cela, Francesco ne voulait pas se le faire voler.
À Vintimille, le train s'arrêta pour le contrôle des douaniers italien. Ils vérifièrent rapidement les papiers et pas les paquets. Par contre, à Menton, les Français furent plus suspicieux :
- Ha, vous êtes nés à Nice et vous demeurez à Albenga ? Pourquoi ?
- Ma famille est à Ginestière. Nous, nous étions chez mon grand-père à Albenga pour l'aider. Il vient de mourir. Nous retournons chez nous, répond respectueusement Francesco.
- Chez nous, chez nous … Vous dites tous ça les pipis d'immigrants pour venir manger notre pain ou pire pour le voler… et quand c'est pour défendre la patrie, vous vous défilez, vous restez italien.
- Moi, non. Je veux être français et faire mon service militaire , intervint Onorato,
- Bon, bon et toi petit, demande le douanier en se retournant vers Battiste ?
- Je serai hussard, j'aime les chevaux ...
- Brave ! Allez bon, passez !
Un peu refroidis par l'accueil, les cadets se rencoignent l'un contre l'autre pour se rendormir. Francesco lui observe le paysage. Finalement, ils ne sont d'aucun pays, En France, on les traite d'immigrés, en Italie, on détecte leur accent niçois et on les jalouse comme français. En face de Francesco, un voyageur âgé, sûrement un habitué de la ligne, a vu la déception de Francesco et lui commente les villes successives : Menton, Monaco, Cap-d'Ail, Villefranche. Petit à petit son amertume se calme en observant le paysage.
Il se laisse envoûter par la beauté du trajet. Le train suit la côte, parfois juste au ras de l'eau à l'aplomb de grandes falaises ou le long des grandes baies. De nombreux tunnels franchissent les promontoires rocheux. Dans le noir, le bruit est alors particulièrement impressionnant. La locomotive siffle, crache son panache de vapeur. Mais à la sortie de chaque tunnel c'est un nouvel éblouissement. Il ne voit pas le temps passer.
Quand le train arrive dans Nice, il réveille vite ses frères et ils se débarquent un peu éberlués, transis sur le quai. Le train et le froid les ont engourdis. Le vent qui passe sous la grande verrière les saisit. Le bruit aussi car un train arrive, en face d'eux, sur l'autre côté du quai. Ses wagons sont luxueux. C'est l'arrivée du train de nuit. Les Parisiens viennent passer l'hiver sur ce qu'ils appellent « la Côte d'Azur ».
- Des riches qui aiment le soleil et notre ciel bleu, dit le vieux monsieur qui est descendu en même temps qu'eux. Brr , il fait quand même pas très chaud ! Au revoir et bon retour à la maison !
Les porteurs s'activent pour proposer leurs services aux riches voyageurs. Francesco et ses frères suivent tant bien que mal le flot des voyageurs dans cette gare immense.
Un peu perdus dans tout ce tohu-bohu et éblouis dès leur sortie de la gare, ils sont surpris par toute l'animation des attelages qui attendent les voyageurs. Les chevaux piaffent sous le soleil, déjà fort le matin. Il y a l'embarras du choix : des coupés, des omnibus et même de drôles de wagons sur des rails. Ce ne sont pas des trains, non, on est sorti de la gare. En fait c'est comme les anciens omnibus, tirés par des chevaux mais dont le parcours est asservi par les rails.
Michele leur a écrit de prendre l'omnibus mais ils n'osent pas. Ils ont peur que ça soit trop cher, et surtout, ils hésitent changer les quelques lires qu'ils ont en poche. Ils préfèrent marcher, Ce n'est pas le poids de leurs bagages qui leur posera un problème et comme ça ils se dégourdiront les jambes. Le voyage a été court, moins de quatre heures mais suffisant pour leur geler les pieds.
La foule les bouscule,
- hé, les paysans ! Décidez-vous ! Vous bloquez le passage. Si vous ne prenez pas le tram, dégagez de là. Nous, on veut monter.
Vexés, ils s'écartent et se regardent un peu honteux. C'est vrai, malgré les costumes de Zia, ils font pauvres dans cette foule de bourgeois. À Albenga, ils étaient comme les autres. Ici, ils sont pauvres. Et l'accueil du douanier leur reste en tête « venus pour manger le pain des Français ».
La révolte les saisit. Niçois, nés à Nice ! Ils sont chez eux. Qui sait d'où viennent ces gens qui les bousculent en sortant de la gare. Des larbins qui vendent leurs services aux riches ou des gens venus du nord, de la pluie et de ces grandes villes grises où on tombe malade par manque de soleil.
Nice, la plus belle ville du monde. Et le monde, ils en avait déjà une petite idée. Ils avaient aimé leur village de Campochiesa, et même la vieille ville d'Albenga et l'animation de son port. C'était bien mais il manquait les collines, la vue sur la Baie des Anges, les montagnes enneigées. Nice, c'était beau, vaste et on y respirait à pleins poumons.
Niçois, d'accord, mais perdus dans cette ville qu'ils ne reconnaissaient plus. Tout avait changé. Les champs qui entouraient la gare avaient été mangés par la ville. De grands immeubles bordaient les rues.
Francesco, un peu perdu lui aussi, cacha son désarroi :
- Venez, on va descendre l'avenue jusqu'à la Promenade des Anglais. Une fois au bord de la mer, nous retrouverons vite Magnan, l'église Sainte-Hélène et le raccourci du vallon Barla vers notre colline de Fabron.
Un premier service de tramway à traction hippomobile, est mis en service le 27 février 1878 et inauguré le 3 mars suivant.
Décrire la descente de l'avenue, le fracas du tram qui grinçait sur ses rails, la cathédrale, la Charité
Les platanes ont bien grandi.
Au passage devant les cafés, Francesco se souvient que déjà les bourgeois considéraient ces fils d'immigrés comme des voleurs. Il a un peu honte et envie de vite retrouver son quartier. A partir de Magnan, ils seraient en terre connue, bien chez eux. Les étrangers dans ce quartier, ce n'était pas les Italiens ! C'était les riches anglais, russes et même ces nouveaux venus de Français qui venaient les traiter d'émigrés. Comme ce douanier ...
Surpris par le luxe de l'avenue, ils furent soulagés de retrouver la mer. Le clapotis des vagues sur les galets, les barques de pêcheurs, les filets étendus de tout leur long se mêlant au linge des bugadières à chaque petit cours d'eau. Rien n'avait changé. Presque comme à Albenga mais en tellement plus beau. Ils avaient retrouvé leur Baie des Anges. Bien sur les Hôtels s'étaient multipliés, les palmiers avaient grandi, mais pas tant que ça.
Ces palmiers, c'était les siens. Ceux de la pépinière du Bois de Boulogne. « Arrose bien ces petites pousses de palmier, au début, ils survivent mal en pot. C'est long à démarrer un palmier, ça semble végéter dix ans et puis tout d'un coup, ils se mettent à grandir plus haut encore que les immeubles, tu les verras toi, lui avait dit le botaniste, pour moi ça sera trop tard ».
Arrivés à Magnan, ils furent tout de même surpris. La Promenade se prolongeait maintenant jusqu'à la batterie Pauline en face de l'église Sainte-Hélène. Un peu plus loin, entre la mer et la route nationale, une belle auberge, l'auberge Falicon et juste à côté, à l'angle du vallon Barla, un jardin de fleurs aux couleurs vives. Battiste et Francesco sont curieux de les voir de plus près.
- Regarde ! Des anémones on dirait. Que c'est beau !
Ils hâtent le pas pour remonter le vallon Barla et grimper le raidillon de Terron. Bientôt , ils entrevoient leur maison, celle dont ils ont tant rêvé pendant six ans à Albenga. Ce palais de leur enfance a bien changé. La peinture des volets est craquelée, la glycine a envahi la façade. Elle leur semble petite. Curieusement, Campocchiesa commence à leur manquer. Tout y était plus pimpant, les maisons mieux entretenues et plus familières car ils y avaient leurs amis. Ils habitaient les dernières maisons en haut du village, de part et d'autre de la fontaine. Ici, tout est sec.
Avec un pincement au cœur, ils entrevoient la silhouette de leur mère derrière la fenêtre de la cuisine. Elle est courbée comme une vieille.
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Bonne lecture !