accueil du site / biographie de François Nespola, 1858-1911
Page précédente, avec la sécheresse, les récoltes d'olives sont mauvaises et la vie est dure sur les collines de Nice .
Cette suite est la deuxième partie de la biographie de François Nespola, 1858-1911.
Sur l'acte de mariage De François Nespola est mentionné : "fils d'étranger, dispensé de service militaire". Pourtant il était né à Nice en 1858, au moment des Etats Sardes et ses parents à Albenga qui faisait aussi partie des Etats Sardes.
Après le rattachement de Nice en 1860, le Comté de Nice est devenu Français (en grande partie ...) et Albenga a fait partie du nouveau Royaume d'Italie.
En 1878, la sécheresse sévit à Nice, c'est la deuxième année et la récolte des olives a été pratiquement nulle sur les collines. Il faut chercher du travail ailleurs.
fils d'étranger, dispensé de service militaire
Le parc du bois de Boulogne
D'un pas assuré, Francesco quitte la maison pour aller chercher du travail. Il laisse Battiste et Onorato avec un petit pincement au cœur. Battiste surtout. Pas sûr que Michele ne le houspille pas toute la journée : "Pas comme ça, plus vite, bon à rien" .... Le caractère de Michele ne s'est pas amélioré. Pire ! Ou alors, il ne s'en souvenait plus. Dire qu'à Campochiesa, Michele, son grand frère, lui avait manqué. Qu'il avait eu hâte de revenir l'aider à gérer cette propriété trop grande pour un homme seul avec juste l'aide de leur mère. À eux tous, ce serait plus facile. Et maintenant, pour l'accueillir, Michele leur avait dit : "Vous auriez dû rester à Albenga... pas de quoi les nourrir ... en septembre, on ne pourra pas payer le fermage ... nous serons tous à la rue".
Pas question de quitter cette propriété, sa maison où il était né. Il allait trouver du travail pour lui et ses frères et avec tout cet argent, la maison reprendrait vie. Avec du feu toute la journée et une marmite bien pleine de légumes et de pot au feu mijotant sur le coin de la cuisinière à bois. Michele en avait bien besoin. À vingt deux ans, son frère avait déjà le visage émacié, les yeux enfoncés dans les orbites, les veines du cou saillantes et tendues comme des cordes. Un mort vivant. Et pour Mamma, ce n'étais pas mieux. Elle s'était tassée, voûtée et son regard s'était éteint. Elle avait littéralement rétréci.
Bah, rien ne sert de remuer ces idées noires. Francesco se secoue et cligne des yeux, ébloui par le soleil qui émerge au ras du fort du mont Alban et du Cap de Nice. La ville blottie aux pieds de la colline du château est encore dans l'ombre mais les rayons du soleil dorent déjà les pierres neuves des grands hôtels de la Promenade des Anglais. De légers nuages roses irisent la Baie des Anges. Ils annoncent une belle journée. Dommage, aujourd'hui encore , il ne pleuvra pas. Sur la mer, calme comme un lac, Francesco aperçoit comme des points noirs. Ce sont les barques des pêcheurs qui s'affairent déjà à relever les filets. Au delà, il entrevoit le cap Ferrat et la tour génoise de la pointe Sainte-Hospice.

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La gravure est extraite de Voyage pittoresque Nice (vers 1787), Bibliothèque de Cessole.

Br ! Vraiment, lui, il ne risque pas de partir au Brésil. Plutôt mourir tout de suite que de périr en plein milieu de l'océan après des semaines de traversée. Déjà de Nice à Albenga, pour cette traversée d'une longue journée, Il se souvient de la tempête qui avait failli faire couler leur tartanne six ans avant. Partir à la découverte de nouveaux horizons, affronter l'inconnu ... Non, il ne voulait pas quitter Nice. Niçois, il était. Niçois, il resterait. Pourtant à Albenga, ça s'était bien passé. Ils avaient été bien accueillis, comblés d'attention par leur tante qui les avait choyés.
"Arrête de les gâter comme ça !" disait le grand-père un peu bourru mais lui aussi appréciait la présence de ces enfants qui ressemblaient tant à leur mère. Le courage, la voix, les attitudes et ce caractère farouche et indépendant de Cattarina. Leurs rires qui animaient la maison si vide avant leur arrivée. Leur affection pour ce vieillard qu'il était devenu. Ces enfants l'aimaient. Pas comme ce gendre hypocrite, qui, tout sourire, attendait sa mort avec impatience.
Comme l'avait prévu le grand-père, après sa mort, ils étaient devenus indésirables, eux les Français. L'oncle souhaitait récupérer la maison et toutes les propriétés. Pour les exploiter, la main d'oeuvre ne manquait pas. Facile d'embaucher des journaliers en cas de besoin. Il n'avait pas besoin du travail de ces neveux. Maintenant que le vieux était mort, ses petits enfants devaient retourner dans leur vraie famille. Zia n'avait pas pu s'y opposer. "Tu es égoïste, ces enfants doivent retourner auprès de leur mère. Imagine, que leur diras-tu si elle meurt sans les avoir revus. Ce n'est pas parce que tu as été incapable de faire des garçons, que tu peux garder ces neveux pour toi. Et puis la France, c'est une chance pour eux. Regarde, beaucoup d'Italiens en rêvent de la Côte d'Azur. Si tu aimes ta soeur, rends lui ses enfants !". Francesco et ses frères n'avaient pas dit non. Travailler avec Nonno, d'accord mais pas sous les ordres de cet oncle. Ils avaient hâte de retrouver Michele et leur Mamma. Nice restait leur pays.
Francesco regarde ce soleil, à l'est vers Albenga. Il pense à sa tante et à sa cousine. Autant on riait chez Nonno, autant à deux pas de là, dans leur maison, l'oncle faisait régner le malheur. Rien n'était jamais assez bien fait. Les moindres problèmes étaient montés en épingle et les repas n'était qu'une énumération de ce qu'il avait fait pour les résoudre ou les anticiper, lui, pendant que sa femme ou sa fille perdaient leur temps au lavoir à rigoler avec les autres femmes. Travailler toujours plus dur, épargner pour avoir toujours plus ... on ne sait jamais ce qui peut arriver ... à force de prévoir, il leur interdisait de profiter du moment présent. Heureusement pour elle, maintenant, la cousine allait se marier et s'installer dans la maison de Nonno. Elle au moins échapperait à cette couverture de plomb. Pauvre Zia qui restait seule ! Pas vraiment pauvre ... en fait, avec son mari, ils sont de riches propriétaires avec ces deux grandes maisons entourées d'oliviers sur le haut du village et tous les champs dans la plaine. C'est pour cela qu'elle avait donné tout cet argent à Francesco pour le donner à sa sœur ... et cette montre en or qu'il caresse dans sa poche.

Vue de Nice de la grande corniche, c'est à dire de l'est de Nice. La colline de Fabron - Ginestière est plus à l'ouest mais au delà de la pointe de l'embouchure du Var (notre aéroport actuel), il y a le même point de vue sur le cap d'Antibes et la chaine de montagnes triangulaires de l'Estérel
Toujours ces idées noires qui reviennent. Décidément le pessimisme de Michele est contagieux. Francesco en sourit. Du col de la Croix de Berra, il lance un dernier coup d’œil sur la baie et se hâte de dévaler le chemin du cal de spagnol qui descend sur la plaine du Var pour se rendre au parc du Bois de Boulogne.

Dès l'entrée, il est impressionné par la beauté des lieux. Le parc qu'il avait laissé en cours de terrassement sur les gravières du Var est maintenant un îlot de verdure. Au bord des grandes allées, de grands palmiers, des arbres exotiques, des fleurs des volières, des parcs avec des biches ... et même une grande serre, un étang. C'est féerique. Il est fier. Ce projet, il y a participé.
Confiant, il demande à voir son ancien chef mais c'est impossible. Les travaux sont finis et maintenant, il y a une autre équipe qui assure l'entretien. Non, on n'embauche pas. Déstabilisé, Francesco s'assied sur le banc sur un banc au bord de l'étang. Quelques cygnes et des canards s'approchent pour lui mendier du pain à lui qui ne sait même pas comment il va gagner sa vie et sa croûte de tous les jours.
À l'angle du vallon Barla, l'îlot Falicon-Maiffret
Penaud, il reprend la route nationale et va retrouver Costanza à la boulangerie. Quand elle le voit, elle quitte son comptoir et le serre dans les bras. Pas besoin de mots, elle a compris. Désœuvré, il propose de l'aider. ça tombe bien. Ce matin, avant d'ouvrir la boulangerie, elle est passée voir le vieux Falicon pour l'aider à se lever comme tous les matins mais à eux deux, ils n'ont pas réussi, le vieux est trop faible mais trop lourd aussi pour que Costanza réussisse à le sortir du lit sans risque de le laisser tomber. C'est au premier étage de la maison juste à côté de la boulangerie.
— Tiens, voilà la clé, vas y tout seul, je ne peux pas quitter mon travail. Passe derrière !
— Mais, il ne me connait pas. Je ne peux pas rentrer chez lui comme ça !
— T'inquiète pas, dis lui que tu es mon frère ! C'est un homme très gentil et il a confiance en moi.
Francesco contourne la boulangerie, il salue respectueusement le patron, Anselme Gilli qui s'active à sortir le pain du four dans la cour derrière la boulangerie. Quand Francesco lui dit qu'il est le frère de Costanza, Anselme devient moins méfiant et lui sourit mais il n'a pas le temps à perdre, la fournée est cuite, il ne faut pas la laisser brûler. Francesco peut aller voir Gian Paolo tout seul.

cadastre 1872
Arrivé devant la porte, Francesco n'ose pas s'annoncer. Il a peur de réveiller le vieux mais aux premiers grincements de la clé dans la serrure, Gian Paolo se met à crier :
— Qui va là ? Attention, je suis armé !
— C'est Costanza qui m'envoie pour vous aider. Je suis son frère.
— Que tu dis mais on ne me la fait pas ! Je suis armé et je vais pas me laisser voler.
Francesco entre, il est ébloui. Par ce beau matin d'hiver, la pièce est inondée de soleil, il y fait bon, chaud même car les braises rougissent encore dans la cuisinière. De sa petite chambre, par la porte entrebâillée, il voit le vieux qui braque sa pétoire vers lui. Apeuré, il lève les mains et bat en retraite.
— Je ne veux pas vous faire de mal. C'est Costenza ... je suis son frère.
— Menteur, son frère, je le connais, tu n'es pas Michele.
— Moi, c'est Francesco, j'étais à Albenga.
Au nom d'Albenga, Gian Paolo se rassure. Costanza lui a déjà parlé de ces frères d'Albenga. Il baisse le canon de son fusil et invite Francesco à venir dans la chambre.
— Viens que je te voie de plus près. C'est vrai que tu ressembles à Costanza. Alors, tu es de retour avec tes frères ?
— Oui, notre grand-père est mort.
— Et qu'est-ce que tu vas faire à Nice ?
Piteusement Francesco baisse la tête. Il ne sait pas répondre.
— T'inquiète pas, il y a du travail à Nice pour un grand gaillard comme toi ! Tu en trouveras. En attendant, puisque tu es là, aide moi à me lever ! Ce matin, je suis tout bloqué.
Francesco installe le vieux dans le fauteuil de la cuisine, près de la fenêtre.
— Mets les cannes près de la table, c'est les premiers pas qui sont durs le matin. Ensuite ça va mieux. Et, si tu veux bien, passe moi le journal ! ça me fait passer le temps. Au soleil, comme ça, je suis heureux comme un roi. Tu es bien gentil. Merci, je ne veux pas te retarder mais reviens me voir, ça me fera plaisir.
Francesco passe à la boulangerie rendre les clés à sa sœur. Anselme lui donne du pain.
— Prends le, c'est celui de la semaine mais dans la soupe, il sera bon, dit-il à Francesco qui hésite. Allez, prends le, je dois bien ça à Costanza. C'est elle qui tient la boutique et je peux lui faire confiance. Jamais elle ne prendrait le moindre sou dans la caisse ni même ces quignons de pain rassis. Prends les sinon ce sera pour les cochons et avec les restes de l'auberge, ils sont déjà bien assez nourris !
Comme il est trop tard pour se présenter à l'embauche, Francesco remonte sur la colline. Un petit vent froid souffle. Plus froid qu'à Albenga, lui semble-t-il. A son arrivée, sans un mot, Michele lui tend la scie. Sous ses ordres, toute la journée, les frères s'activent dans l'olivaie. Les grands grimpent dans les arbres pour tailler. Au sol, Battiste ramasse les branches. Il a les yeux rougis, gonflés de larmes. Son "baba", le vieux Gio Batta est mort. Comme Nonno ...
Les jours commencent à rallonger, mais la pluie les interrompt et il faut arrêter la taille. Les branches sont glissantes et c'est trop dangereux. Michele peste.
— Saleté de temps ! Pour une fois que j'avais de l'aide. Et du travail, ces Messieurs du parc, ils vont t'en donner ?
La question est ironique. Il a bien vu l'air dépité de Francesco.
— Tu ferais mieux de t'engager dans l'armée. Nourri, logé et tu verrais du pays. C'est pas bon à ton âge de rester sans rien faire.
— Je vais trouver du travail, répond Francesco, et pas dans l'armée. Tu sais bien que j'en suis dispensé, "fils d'étranger"
— Ne raconte pas d'histoire. C'est pas parce que tu es fils d'étranger, c'est parce que tu ne veux pas la faire, l'armée. T'es un profiteur, tu manges le pain des Français et tu te défiles quand il faut défendre le pays où tu es né. Si tu veux pas être français, retourne en Italie faire ton service militaire. Ils l'ont mis en vigueur en 1872. Regarde, Onorato et moi, on a demandé à être français. On s'est inscrit sur les listes et on en est fier. Pas comme toi, espèce de lâche !
— Qu'est ce que tu me fais des leçons ? Facile pour toi. Tu sais bien que tu ne te battras jamais pour la France. Toi aussi, tu es dispensé.
Blême de rage, Michele se lève en renversant le banc avec fracas.
— Comment oses-tu dire ça. Comment aurait survécu Mamma si j'étais parti à l'armée quand vous vous la couliez douce à Albenga ? Bonniche chez les bourgeois, servante dans une ferme ? En tous cas, sûr que cette maison, on ne l'aurait plus. Moi, me battre, ça ne me fait pas peur et l'armée, je vais la faire. Je ne suis pas rayé des listes comme toi, juste dispensé pour l'instant. Viens, tu vas voir, lève-toi si t'es un homme.
Avec effroi, Cattarina voit ses enfants se battre. Elle reste pétrifiée. Heureusement, Costanza se jette en hurlant entre ses deux frères et réussit à les séparer mais tous savent qu'ils ne peuvent pas continuer à vivre ensemble. Il faut que Francesco parte.
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Bonne lecture !

"Rayé de la classe de conscription, fils d'étranger", Cette mention figure sur l'acte de mariage de François Nespola