accueil du site / biographie de François Nespola, 1858-1911
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été 1878, le jeu de la morra

Petit à petit, une amitié solide se noue entre Gian Paolo et Francesco. En dépit de leur différence d'âge de plus de 70 ans, Gian Paolo a 90 ans et Francesco 20, ils se sentent très proches et indispensables l'un à l'autre. Sur le plan matériel bien sur, c'est Francesco qui gère la maison et aide le vieux à faire face à ses infirmités croissantes. A sa grande tristesse, il constate l'avancement inéluctable de la paralysie de son ami : Gian Paolo ne réussit plus à s'habiller, il ne lève plus les bras et pour marcher maintenant , il doit se cramponner au dos d'une chaise, qu'il pousse devant lui. Le menuisier va lui préparer un cadre en bois, sorte de déambulateur, sans roue mais beaucoup plus pratique qu'une chaise.

Tous les soirs ils prennent l'apéro en jouant à la morra. Chacun a sa bouteille de vin et le perdant offre à boire. La morra se joue à deux. C'est un jeu de hasard. Chaque joueur cache une main dans le dos puis la sort en déployant quelques doigts et en criant un total. Si ce total est bien celui des doigts montrés par les deux joueurs, le joueur a gagné.

C'est un jeu de rapidité. Il ne faut pas de retard (morra en italien)

Bien sur parfois, le vieux triche un peu. Sous prétexte d'articulations rouillées, il traîne un peu et annonce son choix avec retard. Francesco lui pardonne volontiers. L'essentiel, c'est de rire un peu et de maintenir les réflexes de son ami.

Par contre, souvent, sans tricher, Gian Paolo anticipe le choix de Francesco. Cela fait rager Francesco :

— Comment tu fais pour deviner ?

Gian Paolo plisse les yeux de plaisir.

— Petit, c'est pas aux vieux singes qu'on apprend à faire la grimace ! J'ai de l’entraînement après plus de 30 ans de cabaretier. Tu sais, ce jeu, mine de rien, il en a payé des tournées dans ma buvette ! Les joueurs criaient fort, ça attirait du monde pour assister aux parties. Il fallait tout de même que je sois vigilant pour éviter le tapage ou même les querelles des joueurs échauffés par la piquette. Tu sais, le curé, il habitait notre îlot. Famille ou pas, déjà qu'il n'aimait pas Napoléon et les grognards comme moi, il aurait volontiers fait fermer mon échoppe. Ce curé, c'était pas un rigolo.
Pour en revenir au jeu, si tu observes bien l'autre, tu peux un peu deviner sa façon de jouer. Ce n'est pas tout à fait du hasard.

Francesco n'est pas convaincu. Il se sent un peu blousé et décide lui aussi d'observer son partenaire jusqu'à ce qu'il comprenne l'astuce : Gian Paolo se sert des reflets pour voir la main que Francesco prépare dans le dos.Alors il ruse, dans son dos, il déplie quelques doigts et au moment de l'annonce, Francesco change son choix et dévoile d'autres doigts.

Après un bref moment de surprise, Gian Paolo éclate de rire :

— Petit, tu apprends vite. Tu iras loin !



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Bonne lecture !