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Octobre 1878, Le mariage de Costanza

Ce lundi 28 octobre, Constance, l'ainée de la famille Nespola, épouse Barthélémy Auda. Les deux époux ont 26 ans. La messe se déroule dans l'église Sainte-Hélène. Comme le père est mort, pour son entrée dans l'église, Costanza a choisi Francesco pour l'accompagner à l'autel. Michele, le frère ainé est un peu jaloux mais lui, il a été choisi comme témoin de la mariée. Francesco est très fier. Sa soeur est si belle dans sa grande robe blanche. Barthélémy, le marié, a fier allure. Il vient d'être libéré de son service militaire mais l'armée l'a autorisé à se marier en grande tenue de soldat d'infanterie : le pantalon rouge garance, la veste bleue ceinturée à double rangée de boutons dorés et le képi rouge.

Cattarina Nespola

Cattarina, la mère est assise entre Michele et Battista, puis vient Onorato et Francesco qui a repris sa place tout au bout du rang. Malgré ses enfants qui l'entourent, Cattarina a du mal à contenir ses larmes. C'est un si beau couple ! Si seulement son Carlo avait pu le voir ... Il aurait été fier de sa fille, de son gendre et sûr qu'il aurait fait la fête. Pas tellement pour danser, il n'aurait pas pu, lui si courbatu par le travail. Par contre, il aimait bien manger et boire et surtout chanter en fin de repas. Il en savait des chansons … des chansons d'amour bien sur … mais aussi celles de l'attachement au pays. Avant, elle aussi, elle aimait chanter, ça lui donnait de la force pour travailler mais depuis la mort de Carlo, six ans déjà, sa vie s'était éteinte, surtout après le départ des enfants à Albenga. Comme lui disait Michele, "Secoue-toi un peu ! Le travail ne se fera pas tout seul."

Et il y en avait du travail pour tenir cette propriété à deux. Michele s'affairait comme un fou. Suant, soufflant, il ne s'arrêtait que le soir pour maugréer devant son bol de soupe :
— c'est tout ce que nous a trouvé à manger ? Bientôt, il faudra même que je me fasse à manger.

Mais elle n'avait plus le cœur à faire ces petits riens qui régalaient toute la famille  : les beignets de fleurs de courge, une tourte aux blettes, les pâtes fraîches. Elle n'avait plus le goût de rien. Une fois à la maison, quand il pleuvait trop pour travailler dehors, elle s'asseyait près de la fenêtre à regarder le vent secouer les feuillage et la pluie tomber. Sa vue baissait, elle ne réussissait même plus à coudre : impossible d'enfiler le fil d'une aiguille. En fait, Michele avait raison, elle était bonne à rien.

Pour eux deux, elle préparait une grosse soupe de légumes pour 2 ou 3 jours, vite réchauffée au coin du fourneau quand ils rentraient épuisés de l'oliveraie. Avec les œufs du poulailler ou un peu de lard le dimanche, c'était bien suffisant … surtout que Costanza, sa fille, son rayon de soleil, rentrait de plus en plus tard et le dimanche elle aimait retrouver son Barthélémy.

Pour les préparatifs de ce beau mariage, Costanza avait cousu elle-même sa robe de mariée, en y travaillant tous les soirs chez son amie couturière, Catherine Bouroul.

Catherine Bouroul, il ne fallait pas dire Cattarina ni même Borol, ça aurait fâché le père Alban, fier d'être Français de souche. Les Bouroul, ce n'était pas de la mauvaise graine d'Italiens comme eux, les « Nespoula » ou « Nespolo », comme ce Français prenait plaisir à déformer leur nom. Il était bien prétentieux, ce « Borol », tel qu'on l'appelait dans son dos.
« Borol », ça ne gênait pas son frère, le charretier Tonio de s'appeler ainsi. Tonio, il s'arrêtait volontiers à la buvette du vieux Falicon pour y blaguer avec ses amis. Fier d'être niçois et fils de paysan. Leur père Donato Borol ou Bouroul selon les actes, était cultivateur à Riquier. Il était métayer tout comme les Nespola, alors ce Monsieur Alban Bouroul n'impressionnait personne avec ses grands airs.

Heureusement, Catherine Bouroul était restée simple et gentille. A 25 ans elle avait coiffé la Sainte Catherine. Elle se serait volontiers mariée comme sa sœur Antoinette si son père n'avait fait obstacle à tous les prétendants, aucun ne lui semblait assez bien. Il les jugeait trop jeunes, pas assez riches ...

— Fais comme ta sœur, « Mariage heureux, mariage plus vieux », Vincent Martin est un excellent mari pour Antoinette.

Effectivement, sa sœur était heureuse avec son mari, plus vieux qu'elle de 17 ans. Il la comblait d'attention et chérissait leur premier bébé qui gambadait déjà. En plus il avait bon caractère pour supporter le vieux Bouroul. Il en fallait car ils habitaient le rez-de chaussée de la maison Bouroul. Antoinette y recevait ses clientes pour la couture, Vincent aidait son beau-père au jardin car à soixante-dix-huit ans, le vieux ne faisait plus grand chose.

La vie de sa fille Costanza serait plus difficile. Il lui faudrait travailler dur mais elle en savait quelque chose, elle qui n'avait jamais regretté d'avoir suivi son Carlo, l'amour franchit les montagnes et ces deux jeunes amoureux y arriveraient. Ils étaient tous les deux courageux ... et si beaux ! Si seulement Carlo avait été là à côté d'elle !

Plongée dans ses rêveries, Cattarina suivit peu la messe du mariage.Cattarina se devait d'assister à la fête à l'auberge et ferait tout pour ne pas montrer sa tristesse mais tous les soirs, Carlo lui manquait et elle s'endormait en priant, en lui racontant sa journée et en pleurant. En six ans, la douleur du deuil ne s'était pas atténuée.

Son mariage, à Albenga, avait été beaucoup plus discret. Enceinte de Costanza, elle avait mis son père devant le fait accompli et ce mariage avait été une régularisation, alors pas question de faire des frais. En quelques jours et surtout quelques nuits, sa mère avait ressorti des malles sa propre robe de mariée, Heureusement, dans ces premiers mois de grossesse, Cattarina était restée très mince, Carlo, lui, s'était fait beau pour lui faire honneur. Tout comme Francesco maintenant, il était grand, mince et portait bien le costume. Francesco, était le plus grand de ses fils. Plus grand que Michele et qu'Onorato. Pour Battista, on verrait, il aurait bien le temps de grandir. A 10 ans, on ne peut pas savoir.

L' « Ite missé est » et les cloches sonnèrent la fin de la cérémonie et elle se ressaisit.

La noce



Sur le parvis de l'église Sainte Hélène, sous les poignées de riz lancées par les amis, les jeunes mariés distribuèrent des bonbons et des sous aux enfants et le petit groupe familial se dirigea à pieds vers l'auberge Falicon.

Costanza offrit son bouquet à son amie la couturière, et invita sa mère à marcher à ses côtés pour la soutenir :
— Mamma, viens avec nous que je te prenne par le bras ! Avec ces travaux du tram qui défoncent la rue, nous allons nous prendre les pieds dans un trou. Francesco, cria-t-elle à la cantonade, tu aurais dû les finir ces travaux !
— C'était prévu mais il y a eu du retard. Et puis moi ça fait bien mon affaire, tant qu'ils me paient !

Les voisins avertis par les cloches étaient sortis sur leurs pas de porte pour voir la noce, bien modeste mais les mariés étaient jeunes, beaux et radieux. Il faut dire qu'ils l'avaient attendu ce mariage après 5 ans de service militaire

Barthélémy avait proposé de louer pour la journée une calèche joliment parée pour se rendre à la mairie au centre de Nice puis revenir à l'église Sainte-Hélène , et à la fin de la cérémonie, s'acheminer ainsi doucement vers l'auberge, suivis par le cortège à pieds. Un peu coûteux mais rien n'était trop beau pour ce jour unique. Costanza avait préféré épargner cet argent, marcher jusqu'à l'auberge qui était tout près, juste au carrefour du vallon Barla et offrir à la noce le plaisir d'un petit orchestre. De l'église à l'auberge, il y avait moins de 500 mètres.

Heureusement, il ne pleuvait pas !

Cahin-caha, au détour des ornières creusées par les travaux, le petit cortège passa devant l'ilôt Falicon sur la droite. Le vieux n'était pas à sa fenêtre comme les autres jours. Il attendait à l'auberge où Francesco et Barthélémy l'avaient déjà installé. Ça avait été toute une expédition et ce serait une surprise pour Costenza. Pas facile de descendre l'escalier étroit avec le vieux dans son fauteuil, en plus les deux jeunes manquait d'aise dans leurs habits endimanchés et leurs chaussures de cuir fins très glissantes. Ils avaient bien failli le casser leur ami mais Gian Paolo était tellement heureux qu'il avait volontiers accepté le risque. Et il était si léger ! Comme un moineau. C'est le fauteuil qui était encombrant.

Le vieux Bouroul

En face, sur le pas de sa porte et devant son jardin de fleurs, le vieux Bourol était seul. Sa femme Françoise était déjà à l'auberge pour les derniers préparatifs. Lui, il avait offert les fleurs pour l'église pour de bonnes relations avec la famille Auda mais il avait refusé l'invitation. Il était trop vieux pour faire la fête. Il fit un peu la moue en regardant passer sa fille Catherine au bras de ce Francesco Nespoulo. Il lui avait été choisi pour cavalier. «  belle prestance, mais pas un sou » pensait le vieux. « Et cette godiche qui sourit bêtement avec son bouquet de mariée à la main, elle s'y croit à son mariage mais risque pas que je donne mon consentement ».

Le cortège longe le jardin Borol. En cette fin octobre, le jardin déborde de fleurs et de légumes. Il a bien survécu aux chaleurs de l'été grâce aux bons soins de Vincent : paillage, arrosages parcimonieux mais réguliers avec l'eau du grand bassin près de la maison. Les tomates et concombres commencent à faiblir. Les longues courges de Nice commencent à jaunir ; elles se garderont tout l'hiver. Les jeunes blettes prolifèrent. Cela fera de bonnes tourtes.

Tout une partie du jardin est consacrée à une multitude d'œillets de toutes les couleurs. Ils sont soigneusement tuteurés, dans un quadrillage de piquets et fils qui les soutiennent et évitent que le vent ne casse leur longues tiges. Ils sont précieux, c'est une source importante de revenus. Vincent en porte des bottes toutes les semaines dans la vieille ville, rue Saint-François à un négociant. Grâce au train de nuit, les œillets arrivent le lendemain à Paris. L'horticulture, c'est un nouveau métier pour les Niçois et le vieux Bouroul a su en saisir l'opportunité d'abord pour les légumes puis pour les fleurs. D'autant plus que le jardin, de dimension modeste bénéficie de la terre d'alluvion gagnée sur l'embouchure du Barla, légère contrairement aux flancs des collines calcaires, argileuses et arides où ne poussent que les oliviers. De plus, la ventilation du vallon, avec la proximité de la mer, tempère les grosses chaleurs. Il a su aussi fertiliser cette terre à grands renforts de tombereau de fumier échangé contre des légumes aux vachers Lanteri de Carras.

C'est pourquoi, fier de sa réussite, le vieux Bouroul regarde passer avec mépris ce mariage de paysans arriérés qui vont continuer à s'échiner pour récolter les olives sur la colline. Les oliviers, c'est dépassé. Pas assez rentable. Tout juste de quoi survivre.

La contrariété de Costanza à la Mairie

Costanza perçoit ce mépris comme un coup au coeur et se serre contre son Barthélémy. Il faut faire bonne figure face à ces Français qui les toisent de haut.

Tout comme ce matin où la cérémonie à la mairie a été vite expédiée. Pourtant c'était le seul mariage du jour mais pour ce couple de paysans, c'est bien suffisant, L'adjoint au Maire Anselme de Bouvines Morel a fait un très bref discours avant d'unir le couple et de procéder aux signatures. Quand il avait nommé Costanza "Nespolo", elle avait rectifié "Nespola !" mais l'adjoint avait refusé, "Mademoiselle, je sais lire, je m'en tiens aux actes. ". Elle avait dû accepter, pourtant, son père lui avait toujours dit son nom Nespola. Quant même, c'est lui qui savait ! L'adjoint avait souri, quand les nouveaux époux avaient déclaré ne pas savoir signer. Ces ignorants osaient contester sa lecture des actes. Certes, ces actes italiens n'étaient pas faciles à déchiffrer et puis quelle importance, Nespola, Nespolo, Nespoli ... ça n'avait aucune importance. Cela ne vallait pas le noble nom Bouvines-Morel hérité de la conduite héroïque de son ancêtre, le Chevalier Morel à la bataille de Bouvines en 1214. Il avait lissé sa moustache puis remonté sa montre à gousset pendant que Michele, signait difficilement Nespola en lettres mal assurées.

"Pourvu qu'il ne fasse pas de tâche d'encre sur le registre. Et que vient donc faire cet architecte, André Cagnoli, comme témoin dans cette noce ? A Nice, les bourgeois se mêlent au peuple au lieu de tenir leur rang. Quoique en ces temps confus pour la France, marquée par la guerre perdue de 1870, puis la répression des communards en 1871 et l'exil forcé de Garibaldi, et maintenant le retour en force des Républicains aux élections de ce dimanche, il vaut mieux se faire discret si on est noble. Même ces paysans devraient y prendre garde et cacher leur joie d'aller célébrer leur mariage à l'église. Pour eux, le mariage, c'est le sacrement dans l'église qui les a baptisés tout bébé, Et que fait ce Cagnoli avec ces paysans ... ? Ouf! Nespola a fini, c'est à Cagnoli de signer comme témoin " semblait penser tout haut Anselme de Bouvines Morel qui apposa ensuite son noble paraphe.



A suivre, l'exposition universelle de 1878

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Bonne lecture !







Nice Historique, la Société Centrale d'Agriculture, d'horticulture et d'Acclimatation de Nice et des Alpes-Maritimes, 1860-1914, article d'Hervé Barelli,


Le jardin Bouroul