Devenus française en 1860, Nice a participé aux guerres pour la France. Ses conscrits étaient d'abord enrôlés à Antibes puis affectés à leur régiment parfois un ou deux ans plus tard.
Pour résumer brièvement la documentation citée en fin de cette page :
En 1870, Le 111ième régiment d'infanterie a participé à la bataille de Sedan et à sa défaite :" 19 juillet, déclaration de la guerre. Fin juillet, départ des troupes pour la guerre contre la Prusse.L’armée vaincue de Sedan fut laissée pendant 10 jours, de la reddition du 2 septembre au départ le 12 septembre, dans la presqu’île d’Iges, dans un méandre de la Meuse. Cet espace fermé au nord par la Meuse, au sud par le canal de l'Est, cerné de gardes bavarois brutaux fut surnommé le camp de la Misère. Les 80 000 soldats parqués avec leurs chevaux sous la pluie, sans matériel de campement, affamés avec pour seul approvisionnement des rations acheminées par la place de Mézières meurent par centaines de faim ou de dysenterie provoquée par l'absorption d'aliments corrompus ou de l'eau de la Meuse polluée par les cadavres. Les survivants partent ensuite à pied jusqu’à Pont-à-Mousson à une centaine de kilomètres. La garde de ces files est insuffisante ce qui permet de nombreuses évasions. Après cette marche épuisante, les prisonniers sont transportés en train dans des wagons de marchandises, dans quelques cas dans des tombereaux non couverts sous la pluie, jusqu’à leur lieu de captivité en Allemagne"
(source Wikipedia)
De 1880 à 1887, le 4ième régiment des hussards est basé en Algérie et participe à la campagne de Tunisie. La conquête de la Tunisie par la France a lieu en 1881, lorsque les troupes françaises pénètrent le territoire de la régence de Tunis, alors sous domination de l'Empire ottoman et source de nombreuses intrigues entre puissances européennes.
Le protectorat, instauré à la fin des combats et de la répression des révoltes, s'achève en 1956 avec l'indépendance de la Tunisie.
source Wikipedia
Dans la famille Nespola,
- l'aîné Michele est dispensé de service car soutien de famille (le père est mort en 1872).
- Les deux frères cadets eux aussi nés à Nice : Honoré et Baptiste ont régularisé la nationalité française et à leur 20 ans, ils font partie de la liste des conscrits. Tirés au sort, ils devront effectuer, à leur 20 ans, les 5 ans de service militaire.
La grande soeur Constance vient d'épouser Barthélémy Auda au retour du service militaire qu'il a effectué à Antibes entre xxx. Lui, il a eu la chance d'un créneau entre deux guerres.
En ce qui concerne les moyens de transports, les paysans utilisaient souvent les tombereaux : un cheval, deux grandes roues pour franchir les ornières sur lesquelles est fixé un grand plateau à ridelles un peu l'ancêtre des bennes. On peut faire basculer le plateau pour charger ou décharger la cargaison : pommes de terre, foin, fumier ou meubles divers.
En ce mois de septembre 1881, Michele est seul pour vendanger la vigne sauf ce dimanche après-midi où Battiste l'aide un peu mais en trainant les pieds. Onorato vient de partir à la caserne d'Antibes car il fait partie des conscrits tirés au sort.
Michele ne sait pas y faire avec Battiste. Il multiplie les ordres et les contre-ordres car son frère est négligent et imprudent. Il risque de tomber dans cette pente raide et de balancer tout le raisin :
- "Fais comme ci, Fais comme ça .." Tu me prends pour qui ? Je ne suis plus un bébé et encore moins ton botchou (*** ton manoeuvre).. Laisse moi faire à ma façon. Qui es-tu pour me conseiller ? Un pauvre paysan illettré comme moi. Francesco, lui, il réussit, à ce qu'on dit, sur son chantier.
Michele ne répond pas. Pas la peine .. Ce petit dernier de la famille, il a été trop gâté. Si Michele insiste, il va filer sur la place voir ses copains. Faut dire qu'avec sa bouille d'ange et ses fossettes, il n'a pas fini d'en séduire des filles et le dimanche, jour du Seigneur, c'est mal vu de travailler. Mais le raisin n'attend pas. Sinon, c'est les oiseaux n'en laisseront pas une grappe. Déjà, ils maculent les vignes de leurs fientes couleur vinasse. Et surtout , le propriétaire va venir prendre la cuve de raisin pour la porter au château.
Alors Michele continue la récolte. Il coupe les grappes et Battiste se charge des allées-venues pour décharger les seaux dans la cuve près de la maison. Maintenant que Battiste fait à sa façon, il est tout autre. Finalement, ils réussissent à faire équipe et avec l'énergie de Battiste, la vendange avance bien. Il plaisante, entonne des chansons. Il en connaît plein et même celle que chantait leur père. Il est fier de les faire découvrir à Michele car il les a apprises à Albenga. Pas toujours celles des cantiques d'église mais plutôt un peu paillardes. Les deux frères rient et chacun en rajoute un peu. Heureusement, dans sa cuisine, la Mamma ne peut pas les entendre !
- tu sais Michele, ici on s'engueule tout le temps mais quand j'étais à Albenga, toi et Mamma, vous m'avez beaucoup manqué .. La mort de Papa .. Notre départ pour l'inconnu .. Nous étions perdus sans vous deux. Heureusement que nonno était si gentil. c'est lui qui m'a appris toutes ces paroles .. quand zia et son mari ne pouvaient pas nous entendre. Surtout son mari car c'est pas un rigolo.
Il toussote, se secoue et rajoute :
- c'est surement cette vue sur la mer qui me manquait. À Campochiesa, sur la butte, on entrevoit la mer mais c'est une vaste plaine de cailloux et les monti sont une masse sombre qui bouche l'horizon à l'Ouest. Ici, c'est plus varié, la vue est dégagée. J'aime les montagnes rouges de l'Esterel, la pointe du cap d'Antibes et ce fleuve Var qui coule à nos pieds comme un serpent bleu.
- Brave, les chansons ou peut-être tout ce raisin écrasé dans la cuve, ça te rend sentimental ! Fais quand même attention de ne pas dévaler la pente !
Décidément celui-là, il ne changera pas. Toujours avec ses conseils .. pense Battiste mais il en rigole. C'est comme ça, pour sa famille, il sera toujours le petit dernier. Si Michele avait vraiment voulu le protéger, il l'aurait laissé continuer l'école, au moins pour savoir lire et écrire. Maintenant, il les voit, ses copains qui ont continué à étudier. Ils ne s'échinent plus comme des paysans. Leurs parents emploient des servi comme lui pour faire les basses besognes tandis que ces "Messieurs" travaillent en ville. Pourtant à l'école, il était plus doué qu'eux dans les premiers apprentissages de la lecture. À Albenga, Francesco avait essayé de le faire lire mais il peinait trop à déchiffrer les mots et préférait aller jouer au ballon sur la place de l'église. il aurait mieux fait d'écouter Francesco mais il avait si peu de moments libres car le mari de zia n'entendait pas nourrir des fainéants.
Ce soir, tout sera fini. Il fait bon. Le soleil d'Ouest est tempéré par un petit vent. La récolte est bonne. ENFIN !
Cette année, Michele avait bien cru ne pas y arriver. La vigne est en bas du domaine, sur les flancs très pentus de la colline de Fabron. Il y avait travaillé toute la semaine mais trop lentement. Le château de Crémat qui collectait leur raisin risquait de le refuser. Avec la fermentation, l'alcool se dégageait déjà.
En voyant Battiste cavaler comme un cabri dans la pente, Mounta,cala .. Mounta, cala .. à quinze ans, c'était possible mais pas pour Michele. Pourtant 25 ans, c'était encore jeune. La fleur de l'âge même .. Il avait beau se forcer. Il était harassé. Pour chaque chargement, il s'arrêtait à mi-pente pour reprendre son souffle. L'air lui manquait, ses bronches sifflaient. S'il se forçait, il vacillait, commençait à tousser et manquait de s'étouffer. À la soupe de midi, sa mère s'inquiétait :
- Tu as les joues rouges, rouges et le front tout blanc. Laisse cette vigne, elle a déjà tué ton père, lui aussi s'acharnait. Le pauvre, il en est mort. Cette vigne, c'est le malheur.
- Le raisin, c'est bien payé. Nous ne pouvons pas faire sans. Sinon, à la fin du mois, à la saint Michel, le propriétaire va nous mettre dehors. Je ne lui ramène pas assez d'argent. Pour nous deux, le domaine est trop grand et il préférera changer de métayers. Surtout que des paysans italiens courageux et vaillants, ça ne manque pas. Les Piémontais quittent leur pays et sont prets à tout pour survivre. Des costauds, ces montagnards.
- Non, tant qu'Amirati sera vivant, il ne fera pas ça. C'est un brave homme. Il s'y est engagé envers mon Carlo.
Les épaules de la Mama se voûtaient. Elle froissait son mouchoir, ça devenait un tic chez elle, puis se lèvait pour rajouter du bois dans la cuisinière.
- N'en mets pas trop, l'hiver est devant nous ! Et puis tu sais bien que c'est sa belle-mère qui commande. Souviens-toi qu'à la mort de Papa, elle t'a menacée. Jusqu'à présent, bon an mal an et malgré la sécheresse, nous avons tenu bon mais c'était avec l'aide et aussi le salaire de tous. Maintenant Costanza a sa famille à nourrir, Onorato part miliaire pour cinq ans et Francesco, il travaille dans la montagne au Canal. Il ne reste plus que Battiste .. mais à 15 ans, son patron le paie au rabais alors qu'il fait déjà un travail d'homme.
Ce dimanche soir, Michele et Battiste avaient fini la vendange. Pile dans les temps. Amirati venait le lendemain pour porter la cuvée au château. Les deux frères, tout joyeux, firent irruption dans la cuisine. Mamma fut surprise. Au lieu de vendanger, ils semblaient revenir de l'auberge !?
Une fois Battiste parti, Michele le rassura :
- ça y est, la vigne est finie. Battiste m'a bien aidé et nous avons bien ri. ça m'a fait du bien ! Un brave petit ! Il m'a dit qu'à Albenga, je lui avais manqué !
Surprise, Cattarina regarda son fils : il avait les larmes aux yeux. Gênée, elle s'activa à servir la soupe.
Toute la soirée, Michele fut silencieux. Il s'acharna en vain à réparer un outil puis monta se coucher mais le sommeil ne venait pas. Battiste avait raison, le monde changeait. En s'obstinant ainsi, il avait tout raté. Paysan illettré et sans force, il ne pouvait même pas protéger sa mère et lui assurer un toit. Francesco, lui, réussissait. Son chef lui avait confié une portion du canal à réaliser : il contrôlait les approvisionnements et gérait une petite équipe. Pour cela, bien sûr, il fallait lire, écrire et tenir les comptes.
Lire et écrire, ça aurait aussi protégé Onorato. Dans l'armée, ils en tiennent compte. Onorato restera simple soldat, toujours en première ligne. Avec cette conquête de la Tunisie, il va y avoir des morts. Et pourquoi la France risque-t-elle la vie de ses hommes pour toujour conquérir plus de territoires. L'Algérie ne leur suffisait pas. Ils ont pris le prétexte d'une querelle entre tribus du désert pour se lancer à la conquête de Tunis. Michele était bien au courant car à l'auberge, les Italiens en parlaient avec passion :
- La Tunisie , c'est pacifique. C'est fini le temps des expéditions barbaresques comme celles qui rançonnaient Caras en 1800. Maintenant la Tunisie veut faire du commerce avec toute l'Europe. Tout le monde y gagne. Que vient y faire la France avec son armée ? Au début, les Italiens se sont installés sur les côtes de Tunisie pour pêcher le thon et récolter le corail. La Goletta, c'est le grand port de Tunis et c'est un quartier italien. En 1868, les Turcs ont conclus des accords avec notre ministre. "Les capitulations", qu'ils disent. Les Siciliens et tout le sud de l'Italie émigrent et y trouvent du travail sans problème dans ce port très actif. Des querelles dans le désert .. qui s'en soucie ?
Onorato vient de rejoindre son unité en Algérie : le 4ième régiment de hussards. Sûr qu'il est parti, réjoui de l'aventure. En plus il adore les chevaux. Mais que sait-il de la guerre ? En reviendra-t-il ? Et dans quel état ? La guerre, c'est pas une aventure, c'est du carnage ..
Michele ressasse les idées noires. Il s'en veut. Si Onorato meurt, ce sera à cause de lui, Michele. C'est lui qui a encouragé Onorato et Battiste à suivre son exemple et demander la nationalité française. Et voilà le résultat ! Lui, il est planqué. "Soutien de famille" et ses deux frères, il les envoie à la mort. On a bien vu ce qui est arrivé à ceux de 1870 : leur régiment, le 111ième, a quitté Antibes pour participer à la bataille de Sedan. Au carnage .. puis à la misère des camps .. et ensuite, les Allemands ont tardé à les libérer. Faut voir ce que les revenant ont raconté :
80.000 soldats parqués avec leurs chevaux sous la pluie, sans matériel de campement, affamés. Mourant par centaines de faim ou de dysenterie provoquée par l'absorption d'aliments corrompus ou de l'eau de la Meuse polluée par les cadavres. Puis prisonniers en Allemagne.
Ça, ses jeunes frères ne veulent pas l'entendre. Ils ont vu Barthélémy dans son grand uniforme. Le prestige et la fierté de servir la France .. en s'entraînant au camp d'Antibes au maniement des armes. C'est pas eux qui ont passé cinq ans de leur vie à jouer au soldat.
Francesco a raison. Il a mieux à faire pendant ces cinq ans. Il travaille frénétiquement, fait les travaux les plus dangereux pour gagner toujours plus. Peut-être que c'est lui qui va sauver la famille ! Racheter le domaine car Amirati pense le vendre pour doter richement sa fille.
Et moi, je rate tout. Je suis une loque sans force. Je m'épuise pour un rien. Pire qu'un fainéant ! Pourtant, je voudrais protéger Mama. "Soutien de famille". La pauvre, je la vois se rétrécir de jour en jour. Ses yeux me fuient ou alors son regard est vide, résigné.
Tourne et retourne, il finit par s'endormir.
Le lendemain matin, Amirati se présenta très tôt. Pour l'occasion, il avait emprunté un tombereau du domaine viticole et comptait y charger la cuve. Cette cuve c'était plutôt un gros abreuvoir qui servait pour les vendanges puis pour les olives. Pas facile à deux de faire cette manoeuvre car cette année la cuve était bien pleine, mais comme il la faisaient tous les ans, ils savaient s'y prendre. Ils enlevèrent le panneau arrière et penchèrent le tombereau pour que le plancher de celui-ci affleure le socle de la cuve et s'y appuie . Ensuite Amirati bloqua les deux grandes roues et tint le cheval pendant que Michele faisait ripper la cuve vers le tombereau de façon à ce qu'elle repose bien sur les roues. Il fallait que le poids s'équilibre bien. Trop en avant, cela pèserait trop sur le cheval. Trop en arrière cela le soulèverait . Ensuite il remit le panneau arrière. Ils étaient contents. Cette année la récolte était abondante et le raisin gorgé de sucre. Amirati partit, tout fier, négocier la récolte.
Tombereau, illustration de l'encyclopédie Larousse.frFiche militaire d'Honoré Nespola.Chenal de La Goulette en 1880,
Quartier italien. Grand port au nord de Tunis
Collection personnelle Bertrand Bouret